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Au commencement, il y a une société qui s’appelle GameStop. Elle vend des jeux vidéo dans des boutiques et des centres commerciaux. Pendant la pandémie, les gens ne fréquentent plus les centres commerciaux. De toute façon, les jeux sont de plus en plus téléchargés en ligne. Le modèle économique de la société est sous pression, en fait depuis des années. En dix ans, son chiffre d’affaires a été divisé par deux à 5,2 milliards de dollars et le cours de l’action a chuté de plus de 90% à 2,5 dollars en mars 2020 (1,3 milliard de dollars de capitalisation).
Durant l’été, le cours se redresse et clôture finalement, à la fin décembre, à 19 dollars. Entretemps, un investisseur activiste, Ryan Cohen, prend 13% du capital et parie sur le redressement de la boîte. Il exige un siège au conseil et en obtient finalement trois en janvier 2021. La venue de cet investisseur a été un catalyseur, surtout parmi les boursicoteurs qui se souviennent de son succès chez Chewy (vente en ligne d’aliments pur animaux).
Le cours de l’action commence à décoller, avant s’emballer : le 22 janvier, le cours clôture à 65 dollars (+245%), et en trois jours, le cours est multiplié par cinq à 348 dollars le 27 janvier, pour finalement retomber sous le seuil des 100 dollars mardi dernier. Cette folle course a été alimentée par des achats massifs de petits porteurs qui découvrent la société sur des forums spécialisés, et surtout sur le principal d’entre eux, Wallstreetbets, logé sur la plateforme Reddit.
Les internautes du forum sont en effet convaincus du potentiel de GameStop, devenu en quelques semaines une action « culte », en raison, au départ, de la présence de Ryan Cohen (et du coup de pouce médiatique d’Elon Musk, le fondateur de Tesla et star des réseaux sociaux, qui vient de prendre un peu de distance avec Twitter), puis, ensuite, par la grâce d’une émulation collective au sein même du forum, souvent dans un esprit du mouvement frondeur de 2011 « Occupy Wall Street » . Enfin, la caisse de résonance des médias a également joué un rôle.
La puissance de feu de Wallstreetbets est énorme aux Etats-Unis : il fédère des millions d’investisseurs, qui jouent en Bourse tout en se revendiquant d’une culture transgressive et ironique, propre à Internet. D’ailleurs, ce réseau se présente comme le « 4chan de la Bourse », du nom de ce forum sulfureux où se mélange machisme, commentaires sur des jeux ou des mangas, contenus d’extrême droite et thèses complotistes. Le tout sans aucune modération.
Le rôle de ces forums a été démultiplié par la crise sanitaire. De nombreux Américains ont en effet profité du confinement pour s’initier à la Bourse et la plupart des courtiers en ligne ont vu leur trafic multiplié par trois ou quatre au premier semestre 2020. Un phénomène également constaté en France. Mais aux Etats-Unis, la prise de risque est ancré dans la culture : on joue avec la Bourse comme on jongle avec les cartes de crédit.
De l’avis de nombreux observateurs, rien n’aura été possible sans l’explosion, ces dernières années, des plateformes de courtage en ligne qui permettent d’acheter et de vendre des actions, sans pratiquement aucun frais de courtage. La star dans ce domaine est sans conteste Robinhood. Lancée en 2013, la fintech a profondément transformé le marché du courtage, avec son modèle sans commissions, qui est désormais devenu la norme, y compris chez les acteurs historiques, comme Charles Schwab et TD Ameritrade.
Et sa grande facilité d’utilisation a attiré une foule d’investisseurs novices. La start-up compte désormais plus de 13 millions d’utilisateurs actifs. Valorisée quelque 13 milliards de dollars, elle prépare activement son introduction en Bourse. L’épisode tombe donc assez mal pour la start-up, d’autant qu’elle est particulièrement prisée par les spielers de Wallstreetbets.
Robinhood, dont le nom peut laisser supposer qu’il se place aux côtés des « petits » face aux « grands » de Wall Street, a tenté de freiner la spéculation en suspendant les opérations sur Gamestop, en raison d’une trop forte volatilité. Une décision qui a provoqué l’ire des internautes, mais aussi de certains responsables politiques.
Ce n’est pas la première fois qu’elle suspend des ordres sur des sociétés qui faisaient l’objet de transactions inhabituelles, avec notamment deux incidents techniques majeurs en 2020.
Robinhood cherche à éviter tout risque juridique avec le régulateur. Mais surtout, ces périodes de forte volatilité l’obligent à des appels de marge considérables auprès de la chambre de compensation américaine DTCC. Ce qui souligne au passage à quel point la start-up a besoin d’aller chercher des capitaux en Bourse. Elle a d’ailleurs levé ces derniers jours 3,4 milliards de dollars auprès de ses actionnaires pour faire face à l’afflux de nouveaux clients activistes, les « redditors » et pour répondre aux exigences en capital réglementaire.
On ne peut pas comprendre l’emballement de ces derniers jours sans évoquer le rôle de certains gros d’investisseurs, qui misaient ces derniers mois, sur la chute de la société. Alors que les internautes s’emballaient pour la valeur, les analystes financiers et certains gérants tablaient, sur la base des fondamentaux, sur un avenir plus sombre.
D’où l’intervention de fonds spécialisés dans la vente à découvert (short selling). Cette technique consiste à emprunter des titres sur le marché, à les vendre au prix de marché pour, ensuite, les racheter à terme pour les restituer à leurs propriétaires, en espérant que le prix baisse pour empocher la différence. Cela revient finalement à vendre un bien que l’on ne possède pas : la pratique est souvent décriée mais elle est tolérée par les régulateurs.
Mais cette fois-ci, la stratégie n’a pas fonctionné. Alors que le prix devait logiquement baisser, le cours de l’action s’est mis à grimper grâce au soutien des petits porteurs, galvanisés sur les réseaux sociaux.
Pris à contre-courant, les short sellers ont été contraints de racheter les actions empruntées au prix fort. Ces rachats ont creusé la pénurie de titres sur le marché et accéléré la hausse du cours provoquant à son tour de nouveaux rachats. Ce déséquilibre entre positions acheteuses et vendeuses est bien connu des marchés : il s’agit d’un squeeze qui amène les vendeurs à découvert à liquider en catastrophe leurs positions.
A ce jeu, certains fonds d’investissement ont perdu gros. Le plus connu, Melvil Capital aurait perdu, selon le Financial Times, près de 3,8 milliards de dollars en soldant toutes ses positions. Il aurait été renfloué par d’autres fonds de près de 3 milliards pour éviter la faillite. Également cité comme un perdant, le fonds Citron Research qui a également coupé ses positions et surtout renoncé à son activité principale de recherche sur les ventes à découvert.
Du côté des internautes, on crie victoire ! Victoire d’avoir ainsi piéger des investisseurs professionnels et victoire en termes de gains. Les forums fourmillent d’exemples de petits actionnaires qui ont gagné des milliers de dollars en quelques jours en pariant contre Wall Street.
En réalité, c’est une tactique boursière dangereuse à laquelle ils se livrent : il arrive toujours un moment où il n’y a plus d’acheteurs au prix de marché et la bulle se dégonfle alors aussi vite qu’elle est apparue. C’est un peu comme dans un schéma à la Ponzi, où les premiers arrivés et sortis sont les gagnants au détriment de tous les autres, surtout des nouveaux arrivants. A noter également que beaucoup de boursicoteurs ont utilisé des produits dérivés, avec un effet de levier, pour multiplier leurs gains, ce qui peut se traduire au final par de lourdes pertes en cas de retournement.
Ce qui est certain, le principal bénéficiaire de cette affaire reste Ryan Cohen, qui affiche, sur le papier, à la fin janvier, un retour de 1.700% sur son investissement initial de 76 millions de dollars !
A l’instar de Gamestop, d’autres valeurs, dont le modèle économique était jugé défaillant, ont été la cible de vendeurs à découvert et ont été acheté massivement par les internautes. C’est le cas notamment d’AMC, qui gère une chaîne de cinéma,  du fabricant de mobiles BlackBerry qui n’a pas su prendre le virage du smartphone, ou des valeurs particulièrement frappées par la crise sanitaire, comme Americain Airlines ou la chaîne de distribution BestBuy. Certaines de ces sociétés souhaitent d’ailleurs profiter de l’aubaine pour lever des capitaux.
L’an dernier, la compagnie de location de voitures Hertz avait essayé de faire de même lors d’une envolée de son cours de Bourse, mais le régulateur a refusé l’opération au motif que la société était sous la loi de la protection des faillites.
Plus inquiétant, d’autres valeurs, aux modèles certes fragilisés mais plus pérennes, comme l’équipementier télécoms finlandais Nokia, sont également touchées. ce qui prouve que ce ne sont pas seulement des valeurs “à la casse” qui peuvent faire l’objet de telles spéculations.
Ce vent de folie semble même s’étendre à d’autres classes d’actifs, comme l’argent. Des appels sur les forums se multiplient pour organiser un «corner» sur le métal précieux, à l’image des frères Hunt dans les années 80. Du coup, certaines sociétés minières s’envolent en Bourse et les cours de l’argent sont au plus haut depuis 2013.
C’est la question que toute le monde se pose et à laquelle devront répondre les régulateurs, la SEC en tête. Pour l’heure, la réaction du gendarme de la Bourse américaine apparaît bien timide au regard de l’ampleur de cette vague spéculative. La SEC se contente de « surveiller attentivement » les évènements. L’institution est, il est vrai, en pleine vacance du pouvoir, son nouveau patron désigné par la nouvelle administration Biden, n’est pas encore en fonction.
Les marchés financiers sont cependant très régulés et certaines stratégies en Bourse sont strictement interdites, comme la collusion d’investisseurs qui mèneraient une action concertée et coordonnée pour faire fluctuer artificiellement le prix d’une action. La diffusion de fausses informations de nature à manipuler le marché est également passibles de lourdes sanctions. Toute la difficulté est d’appliquer ces règles à une communauté d’internautes et de tracer une frontière entre la manipulation de cours et les incitations à acheter ou vendre.
Toutefois, selon les observateurs, la SEC devra ouvrir une enquête pour déterminer exactement comment les prix ont-ils pu déraper aussi vite. Mais, selon les experts interrogés par les médias américains, il sera difficile de juger illégal le fait qu’un groupe d’investisseurs échangent sur un forum l’idée d’acheter des actions de sociétés ciblées par des vendeurs à découvert. Il faudrait pour cela démonter une intention frauduleuse, même s’il est certain que des petits porteurs ont été « incités » à acheter des valeurs par d’autres investisseurs.
Mais la SEC voudra sans doute tirer des enseignements de cet épisode. Des réflexions seront engagées sur la façon de traiter les nouvelles technologies qui ont permis d’accélérer et d’amplifier un mouvement de marché. Le rôle des courtiers, comme Robinhood, sera également mis en avant, suite notamment à sa décision de suspendre la négociation de certaines valeurs (alors que les fonds pouvaient toujours négocier ces valeurs).
La SEC a d’ailleurs précisé son intention de veiller à ce que des décisions réglementaires ne désavantagent pas l’investisseur particulier. Enfin, la question de la vente à découvert sera certainement mise à nouveau sur la table, tout comme la possibilité pour des particuliers d’utiliser des options, sans payer de frais.
A l’emballement sur les marchés succède l’emballement médiatique. Toutes les chaînes d’infos en continu aux Etats-Unis couvrent cette actualité boursière heure par heure. Cette fronde des « petits actionnaires » contre «  les puissants » est incontestablement une histoire qui fait vendre. D’autant qu’elle intervient dans un contexte politique et social particulier, en pleine crise sanitaire et aux lendemains d’une élection présidentielle hors normes, toujours contestée par une partie notable de l’opinion américaine.
Cette « révolte » contre les institutions, incarnée pendant quatre ans par Donald Trump, a marqué l’opinion et semble déteindre désormais dans la sphère boursière. Chacun s’interroge désormais sur les intentions de ces boursicoteurs en herbe : simple appât du gain ou manifestation plus politique ? Sans doute un peu des deux.
Certes, les Français retrouvent peu à peu le goût de la Bourse. En 2020, près de 400.000 Français ont même retrouvé le chemin des actions, à la faveur de la privatisation de la Française des Jeux, mais aussi du confinement.
Mais les Français ont encore loin d’avoir une culture du risque. Pendant la crise sanitaire, les américains ont ouvert des comptes titres en ligne alors que les Français ont alimenté leur Livret A. Les forums sont également moins actifs, moins puissants et sans doute plus modérés. En revanche, la spéculation n’épargne pas les valeurs européennes, comme Nokia, et les régulateurs européens doivent suivre le dossier. A ce jour, seule la FCA britannique s’est prononcé sur  cette affaire.
Les débats sont déjà nourris sur les enseignements que portent cette frénésie boursière sur les failles du système financier. Le récent bond boursier d’une valeur, Signal, prise pour une autre, avait déjà suscité beaucoup de sarcasmes sur la rationalité des marchés financiers. L’impossibilité de donner une valeur “juste” à une action compte tenu de taux d’intérêt négatif est également un facteur déstabilisant. Depuis la crise financière 2009, mais aussi pendant la crise sanitaire, la question de la déconnexion des marchés avec les fondamentaux économiques, reste toujours en débat et nourrit les craintes de l’existence de bulles financières.
L’autre réflexion qui s’engage concerne Wall Street et son rapport avec les Américains. Certains voient une victoire de la démocratisation des marchés quand d’autres regrettent la venue d’investisseurs inexpérimentés dans ces mécanismes complexes. Ce débat d’ailleurs a été récemment soulevé en France lors de la déconvenue des fonds H2O AM, commercialisés auprès du grand public malgré un profil risqué et une gestion hautement sophistiquée.
Aux Etats-Unis, le débat devient politique : « les fonds et les riches investisseurs considèrent le marché comme leur propre casino alors que tout le monde en paye le prix. Il est grand temps que les régulateurs fassent leur travail », a notamment déclaré la sénatrice Elisabeth Warren, qui appartient à l’aile gauche du Parti démocrate. A chaque crise se pose la question de la mission d’une Bourse. Avant qu’elle ne reprenne son activité normale.
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