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Depuis plus de 15 ans, ce petit pays du Golfe en quête de reconnaissance internationale investit massivement sur la Côte d’Azur. Pas seulement en achetant par dizaines des propriétés de luxe, mais aussi en s’offrant quelques-uns de ses plus beaux palaces.
L’histoire des Qataris sur la Côte d’Azur pourrait se résumer à une bien maigre anecdote. Celle de ce convoi de “quatre ou cinq vans de couleur sombre” qui déboule un beau jour d’été au parc Salto Arena de Mougins: “Les enfants de la famille Al-Thani avaient envie de faire du trampoline, raconte un témoin de la scène. Ils auraient pu privatiser le parc et mettre tout le monde dehors, comme d’autres méga-riches n’hésitent pas à le faire. Eux, ils se sont contentés d’offrir des tours de manège et des bonbons aux autres enfants.”
Pas de “bubble party” dans les boîtes de nuit azuréennes, ces duels que les milliardaires russes, indiens ou pakistanais se lancent à coups de bouteilles de Cristal Roederer ou de Dom Pérignon. Pas de feu d’artifice embrasant la Croisette au moindre anniversaire. C’est d’ailleurs loin de l’effervescence du littoral, chemin des Collines, que le cheikh Hamad ben Khalifa Al-Thani, père de l’émir actuel, a commencé à se construire un petit palais à Cannes au milieu des années 2000. Son fils Tamim semble, lui, préférer Mouans-Sartoux.
Ces dernières années, la famille Al-Thani a multiplié les acquisitions dans cette petite commune des Alpes-Maritimes. Un habitant estime à “plus de 35 hectares” la taille de “leur pied-à-terre azuréen”. Le maire, Pierre Aschieri, ne saurait dire: “Comme ils achètent au travers de SCI, c’est difficile à évaluer.” Mais pas impossible. Nous avons identifié une douzaine de ces sociétés civiles immobilières liées à la famille régnante rien qu’à Mouans-Sartoux. SCI EE 2, CR 1, 2 ou 3… Certaines semblent tout droit tirées du grand livre de compte du Qatar. Mais derrière ces noms de code se cachent de somptueuses villas avec piscines, terrains de tennis, et même héliport privé.
On en trouve aussi à Vallauris, Mougins, Antibes ou encore, dans le Var, à Fayence et même Comps-sur-Artuby. Certaines portent des noms plus évocateurs: Villa Saint-Antoine, Bastide de Castellaras, SCI La Bergerie ou La Vignette. Ces sociétés abritent des dizaines de propriétés. Un joli portefeuille immobilier, constitué au cours des quinze dernières années, dont la valeur d’acquisition dépasse les 170 millions d’euros et qui vaut sans doute aujourd’hui plus du double.
Car les Al-Thani ne se contentent pas d’acheter, ils construisent aussi, rénovent, agrémentent, embellissent. “On sait que la saison débute quand on voit arriver les camions d’enrobés et de travaux publics, généralement juste avant le mois de mai et son festival de Cannes”, s’amuse un élu de l’ouest de Var. Ici, contrairement aux stades de la Coupe du monde, pas de main-d’œuvre bon marché importée du bout du monde et traitée de manière indigne. “Ils ont à cœur de faire travailler les entreprises locales”, confirme Pierre Aschieri, qui assure que tout est fait “dans les règles”. “Ils construisent ce qu’ils ont le droit de construire, conformément aux règles d’urbanisme”, assure l’édile, qui rappelle que de toute façon, “le contrôle de la légalité” est là pour veiller au grain.
Ce n’est pas tout à fait l’avis de Marie-Christine Franc de Ferrière. Cette ancienne conseillère municipale de Roquebrune-Cap-Martin, candidate malheureuse aux dernières élections, a adressé au début de l’été une plainte contre X au procureur de la République de Nice. En réalité, c’est bien le Vista Palace (1) qui est visé. Depuis son rachat par l’ancien émir du Qatar en 2014, cet hôtel de luxe surplombant Monaco a déjà nourri un lourd contentieux. Cette fois, l’affaire est portée devant la justice pénale. “À elle, maintenant, de faire son travail. De mon côté, j’ai simplement transmis les faits dont j’avais connaissance”, tranche l’ancienne élue roquebrunoise, qui se refuse à en dire davantage. Sa plainte, dont nous avons pu prendre connaissance, est plus explicite.
Le document d’une quinzaine de pages reprend l’historique des “bizarreries” qui ont émaillé la transformation du Vista Palace en Maybourne Riviera. L’hôtel n’a pas seulement changé de nom. Il a été entièrement réhabilité. Un chantier de plus de 100 millions d’euros, auxquels s’ajoutent les 30,5 millions du prix d’acquisition. “De loin l’offre la mieux-disante”, avait estimé le tribunal de commerce chargé de revendre cet hôtel en grande difficulté financière. Sauf qu’elle était arrivée hors délai. Premier hic. Le second avait dû être tranché en urgence par le tribunal judiciaire de Nice, à la demande d’une riveraine: la famille Durante habite “depuis trois générations” au pied de la falaise qui sert de piédestal au Vista Palace. Plusieurs blocs s’en sont déjà détachés par le passé.
“L’ancien exploitant avait promis de sécuriser la paroi, il ne l’a jamais fait”, souffle Annie Durante, d’autant plus dépitée que son riche successeur qatari ne semblait pas plus disposé à le faire: “Quand on s’est rendu compte qu’ils commençaient à creuser la falaise avant même de l’avoir sécurisée, on a saisi la justice.”
Le tribunal lui donne gain de cause en 2016, mais la déboute en 2022, lorsqu’elle intente une nouvelle procédure pour faire annuler l’autorisation préalable de travaux accordée par la commune de Roquebrune au Vista Palace.
C’est par cette procédure d’urbanisme allégée que la municipalité a régularisé le 22 juillet 2020 une partie des travaux engagés. Des travaux qui n’ont pourtant rien de légers, puisqu’il s’agit notamment de la pose de 58 tirants d’une trentaine de mètres de long, courant jusque sous la route départementale. Là encore, sans autorisation de la collectivité gestionnaire de cet axe routier qui, elle aussi, régularisera la situation a posteriori par une délibération. Près de 2.000 tonnes de béton qui ne figuraient pas dans le permis de construire initial ont ainsi été injectées dans une zone pourtant classée “Natura 2000”. Annie Durante dénonce “une politique systématique du fait accompli”.
Les services de l’État ont d’ailleurs dû prendre un arrêté préfectoral pour déroger aux règles de préservation de la faune et de la flore. Cerise sur le gâteau, dans un mail que nous avons également pu consulter, le “Monsieur Biodiversité” de la direction régionale de l’Environnement a transmis le 4 septembre 2020, à 5h05 du matin, sa copie “pour relecture” avant signature du préfet!
À Cannes, on pourrait appeler cela “dérouler le tapis rouge”. Dans la cité des festivals, le Qatar s’est offert ces dernières années d’autres fleurons de l’hôtellerie azuréenne: le Carlton et le Martinez, ainsi que des parts dans le Majestic, le Gray d’Albion et le casino Croisette.
À Nice, le cheikh Hamad a racheté en 2012 le Palais de la Méditerranée au travers de son fonds d’investissement personnel baptisé Constellation, comme son ancien yacht d’ailleurs resté longtemps amarré au “quai des milliardaires” à Antibes. Et en 2008 un fonds qatari, souverain cette fois, avait lancé une OPA pour racheter 30% de la prestigieuse Société des bains de mer (SBM) monégasque.
Immobilier et hôtellerie de luxe sont les deux cibles du Qatar sur la Côte d’Azur. L’un et l’autre se confondent d’ailleurs parfois. Comme le rappelle Ange Romiti, délégué CGT de la branche hôtellerie à Cannes et très vigilant sur un autre méga-chantier en cours: celui du Carlton. Le palace devrait rouvrir en février 2023, après des mois de travaux et un lifting à 300 millions d’euros. “Le projet ne se contente pas de rénover les chambres, il prévoit aussi la création d’appartements de luxe qui seront mis à la vente, assure le syndicaliste. Cela devrait leur offrir une belle rentabilité. Car il ne faut pas croire que les Qataris sont des bons Samaritains. Comme tout investisseur, ils cherchent un retour sur investissement.” Et disposent pour cela d’un joker dans la manche de leur traditionnelle thobe blanche: l’avenant du 14 janvier 2008.
C’est à cette date que Nicolas Sarkozy, fraîchement élu Président, a modifié la convention fiscale en vigueur avec le Qatar, et a fait de la France quasiment un “paradis fiscal” pour ce tout petit pays. “Le Qatar s’est vu ainsi exonérer de taxe sur les plus-values”, souligne le journaliste Christian Chesnot (2). De quoi expliquer ses investissements massifs dans l’immobilier parisien et azuréen, quand il préfère miser sur l’industrie en Allemagne ou sur la finance à Londres. L’auteur des Qatar Papers et de Nos très chers émirs explique que ce joli cadeau de Sarkozy avait, en fait, été promis par son prédécesseur, Jacques Chirac, en échange de l’achat de 80 Airbus A 350, pour un montant de 16 milliards de dollars. Ce “parapluie fiscal” aurait été la contrepartie exigée par le cheikh Hamad.
“C’est la façon de faire des émirs, ça oblige”, croit savoir un élu de l’ouest du département. Christian Chesnot appelle cela “la diplomatie de la Rolex”. Selon lui, le Qatar aurait même “établi un barème des cadeaux offerts: une montre Patek Philippe de 80.000 euros pour un haut dignitaire, une Audemars Piguet à 60.000 euros pour le rang en dessous, ainsi de suite…”
Des cadeaux qui participeraient pleinement à la stratégie d’influence du Qatar, et ne sont donc pas totalement gratuits.
Du coup, on se demande ce que la commune de Mouans-Sartoux a pu se voir demander en retour de ce chèque de 1 million d’euros que lui a signé en 2016l’émir pour financer son projet d’alimentation durable dans les cantines scolaires. “Rien! Il n’y a pas eu de contrepartie”, martèle le maire Pierre Aschieri, successeur de son père André à la mairie. “C’était un don, comme cela arrive parfois. Comme l’Aga Khan a pu le faire par le passé au Cannet, ou comme le Libanais Iskandar Safa, qui aide beaucoup Mandelieu, le fait aussi.”
En tout cas, la manne qatarie (un cinquième du budget annuel d’investissement, tout de même) a bien été dépensée. Les cantines bio de Mouans-Sartoux sont désormais mondialement connues. “Nous venons même de recevoir un prix au Milan Urban Food Policy Pact qui se tenait à Rio, c’est l’ambassadeur qui va nous le ramener”, acquiesce fièrement Pierre Aschieri. Un maire très engagé sur les questions environnementales tout comme son père, créateur de l’Agence française de sécurité sanitaire, de l’environnement et du travail (AFSSET), l’était avant lui. Pourtant, lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de cette Coupe du monde au Qatar, des stades climatisés, des norias d’avions et des conditions de travail des petites mains du Mondial, il reste sans voix: “Je n’ai pas d’avis là-dessus. Ce sont des choses qui me dépassent. On ne m’a pas consulté avant. Je ne vois pas pourquoi j’aurais un avis maintenant.” Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y aura pas de fan zone à Mouans-Sartoux. Pas plus qu’il n’y en avait eu lors des précédentes éditions.
1. Contactée, la direction du Maybourne Riviera (ex-Vista Palace), n’a pas souhaité s’exprimer.
2. Christian Chesnot vient de publier, aux éditions Tallandier, Qatar, les secrets d’une influence planétaire.
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