Zacharie Allemand observe le « Caledonia », l’œil vissé sur sa longue-vue. Le vice-amiral a sa tête des mauvais jours. Sur le pont de l’« Océan », vaisseau amiral de l’escadre française, l’officier supérieur de la marine impériale remâche ses craintes. Il connaît cette agitation dans les rangs anglais.
À bord du « Caledonia », qui porte les couleurs de lord James Gambier, c’est le branle-bas. Avril 1809. La flotte ennemie a mouillé dans la rade des Basques, sous l’île d’Aix, depuis le début du printemps. Les ordres de l’Amirauté britannique sont clairs : entraver le regroupement des escadres françaises de Brest, Lorient et Rochefort, pour empêcher ces navires d’aller faire sauter…
À bord du « Caledonia », qui porte les couleurs de lord James Gambier, c’est le branle-bas. Avril 1809. La flotte ennemie a mouillé dans la rade des Basques, sous l’île d’Aix, depuis le début du printemps. Les ordres de l’Amirauté britannique sont clairs : entraver le regroupement des escadres françaises de Brest, Lorient et Rochefort, pour empêcher ces navires d’aller faire sauter le blocus des Antilles françaises.
Trois lignes de vaisseaux français lui font face devant l’embouchure de la Charente qui ouvre la route jusqu’à l’arsenal de Rochefort. « Maudits Anglais ! » (1) peste Allemand. Un mois plus tôt, Decrès, le ministre de la Marine, son plus fidèle soutien, l’a rappelé de Toulon pour commander l’escadre. Allemand a rejoint Rochefort en cinq jours. Sûrement plus prompt à parcourir le chemin de la gloire qu’à forcer son destin militaire. Un fort en gueule pour qui une bataille évitée est une bataille gagnée… Mais ce 11 avril, une tenace odeur de poudre flotte dans l’air. Allemand rumine un mauvais pressentiment.
Vent de nord-ouest, grand frais, temps couvert. 6 heures du soir. « S’il leur prend l’idée d’abandonner leurs brûlots incendiaires au flot… Nous sommes juste dans l’axe de dérive… L’ennemi manœuvre. Je sens que c’est pour ce soir ! » Napoléon avait été ridicule à Aboukir en Égypte, en 1798. Puis il y eut la débâcle de Trafalgar, en 1805. Allemand n’ose pas interroger le destin. « Jamais deux sans trois ? »
Une défaite ici, et c’en serait terminé du rêve du « Diable botté » (le surnom que les Anglais donnent à Bonaparte) de débarquer en Angleterre. Ne manquerait plus que le conseil de guerre au bout de l’humiliation ! Sur le pont de l’« Océan », on s’active. Boulets et paquets de mitraille passent de main en main. Il est trop tard pour se demander pourquoi avoir misé sur l’attente défensive plutôt qu’aller mater l’ennemi quand il était encore peu manœuvrant. 11 vaisseaux de ligne et quatre frégates impériales : il y avait pourtant de belles étraves pour égratigner ce lord d’opérette…
La nuit est très obscure. 9 heures du soir. Une machine infernale se détache du paquet de 11 vaisseaux de ligne et 23 navires de troisième rang anglais. Une quarantaine de navires marchands encombrent aussi leur plan d’eau. Certains sont chargés de barils que des torches enflamment… Le vent porte l’odeur âcre du goudron jusqu’au nez des Français. « Les brûlots ! » L’adversaire a l’avantage du nombre. Il a aussi le « Mediator », une de ses frégates transformée en bombe flottante. Et à son bord, se trouve tout le courage de lord Thomas Cochrane. Le 10e comte de Dundonald est un dur. Allemand voit vite pourquoi. Épaulé d’un officier et de quatre marins, Cochrane fond sur l’estacade, ce rempart érigé de bric et de broc par les Français. Les six sautent par-dessus bord au dernier moment, juste avant l’explosion qui emporte dans un indescriptible fatras, mouillé de formidables gerbes d’eau, cet entrelacs de cordages et de ferrailles. Le passage est forcé.
En retrait de cet ouvrage présumé défensif, les Français se sont embossés : leurs vaisseaux sont amarrés par l’avant et par l’arrière, nez dans le nord-ouest, et en lignes serrées. Trop serrées. La route s’ouvre ainsi à la rapide dérive de vingt-huit brûlots. Les « caronades » embarquées sur des chaloupes tentent bien de se porter au-devant du danger. Une artillerie incapable d’ajuster ses tirs. Dans ce courant trop vif, sous les trois tonnes de chaque canon, les chaloupes qui les transportent sont déséquilibrées. Un recours ? Les regards dépités se tournent vers les gréements. Les mâtures ont été partiellement démontées. Les voiles déverguées.
Allemand a conçu cette parade pour offrir le moins d’aliment au feu. Mais elle se retourne vite contre sa flotte française, qui ne peut plus s’enfuir devant le feu des brûlots qui dérive. « Rompez les amarres ! » ordonne-t-il, désemparé. Quelle autre parade ? Impossible de riposter sans risquer de tirer sur les siens. Le chaos enfle à la vitesse des flammes. Le « Regulus » est accroché par son avant. Ses focs s’évanouissent dans l’ardent brasier. Le chef d’escadre n’a nul besoin que son second lui rappelle que le commandant en est le capitaine de vaisseau Lucas, héros de Trafalgar. C’est un mauvais présage. En dérivant pour tenter de fuir, le deux-ponts s’abat à son tour sur l’« Océan », lequel a déjà deux brûlots enflammés dans le travers de son beaupré ! « À moi, les braves de l’‘‘ Océan’’! » hurle le chef d’escadre, qui vient de voir deux de ses marins périr dans le brasier.
Le pertuis d’Antioche est en feu. Le « Calcutta » est abandonné après avoir été incendié, le « Varsovie » amène son pavillon, et à présent, c’est l’« Indienne » qui se brise en deux. Seuls le « Cassard » et le « Foudroyant », sont parvenus à se réfugier en Charente. Au matin du 12 avril, le combat se poursuit. Les Français sont défaits : quatre vaisseaux et une frégate incendiés, et dix autres navires sauvés, mais inutilisables, 250 tués, 800 blessés et 650 prisonniers. Contre 32 tués et blessés du côté anglais. Cet ennemi dont Allemand n’a vu que les brûlots, de trop près, et les voiles, de trop loin. La suprématie anglaise sur mer est désormais ancrée. Le 31 août, Jean-Baptiste Lafon, le commandant du « Calcutta », est condamné à mort pour l’incendie et l’abandon de son navire. Allemand, pour sa part, échappera au conseil de guerre maritime. Cruelle ironie.
(1) Citations librement inspirées des faits historiques.

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