«Les journalistes inventent des sommes que je n’ai jamais dites», assure Roger Pla. En février dernier, le propriétaire du Brasilia, un camping cinq étoiles à Canet-en-Roussillon (Pyrénées-Orientales), a en tous les cas défrayé la chronique. Ce patron de 73 ans a en effet envoyé promener les fonds d’investissement qui voulaient racheter son établissement. L’homme n’a pas d’héritier. Et son camping aux 8 millions d’euros de chiffre d’affaires, qui mobilise 130 saisonniers l’été, a de quoi séduire.
En bord de mer, luxueux avec son spa, ses espaces bien-être et ses cottages joliment enchâssés dans la verdure, il est en outre très vaste: 700 emplacements dont 260 en locatif posés sur 15 hectares. On lui en aurait proposé 40 millions d’euros. Mais il a dit non: «Je ne joue pas au Monopoly.» Le jour où il cédera l’entreprise, ce sera au profit de la fondation à but écologique et social qu’il a d’ores et déjà créée.
Roger Pla ne lâche aucun chiffre sur le chèque qu’on lui faisait miroiter parce que, dit-il, il n’a engagé aucune discussion avec d’éventuels acheteurs. Les candidats ne manqueraient pas: car depuis quelques années, l’hôtellerie de plein air attire les investisseurs. Bien géré, ce business s’avère très rentable. Et le foncier devient une denrée rare et chère. Comment se négocient ces affaires? «On voit fréquemment des multiples de 4 à 5 fois le chiffre d’affaires, indique Sébastien Cantais, dont l’agence située à Montpellier a traité près de 700 transactions. Mais tout dépend de l’emplacement.»
Selon le cabinet d’expertise comptable BDO, certains acheteurs appliquent un multiple de l’excédent d’exploitation (Ebitda) de 10, voire plus. «Les prix ont atteint leur maximum pour avoir un bon retour sur investissement», prévient toutefois Bertrand Monier, du fonds PAI Partners, propriétaire d’European Camping Group, très actif sur le marché des gros établissements, à plus de 300 emplacements. Ce mouvement de concentration laisse Roger Pla perplexe: «Avec tous ces campings rachetés par des groupes, quand vous aurez une panne de chaudière, il faudra appeler Paris, on va rigoler dans cinq ans.»
Ironie de l’histoire, les familles qui voient ainsi débouler les millions d’euros ont souvent un passé d’agriculteurs ou de propriétaires terriens, pas très fortunés. C’est le cas en Camargue de Bernard Sauvaire qui, à 22 ans, avait arrêté ses études de notariat pour cultiver des asperges à Aigues-Mortes avant d’ouvrir des campings (sa fille, Mathilde, diplômée de Harvard, a repris le flambeau).
Dans les années 1960, le camping permettait aux classes populaires d’accéder aux plaisirs balnéaires. On plantait la tente Trigano, on s’éclatait au Club Med (pas du tout luxueux à l’époque) et l’idée ne venait à personne de creuser des piscines à quelques centaines de mètres de la mer ou d’une rivière. Ce passage du champ d’asperges à l’espace aquatique, des étables au mobile home – à Dol-de-Bretagne, la famille de La Chesnais (lire ci-contre) a fait ce chemin-là –, vaut à de nombreuses familles d’être désormais assises sur un tas d’or.
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Leurs noms ne figurent dans aucun classement des fortunes françaises. Et pourtant, certaines de ces familles pèsent lourd. A commencer par les Houé, à la tête du leader du secteur, le groupe Capfun. Avec ses 172 sites développés autour du concept de la petite fée Carabouille, plus proche du parc à thème que du camping, l’entreprise pèse près de 400 millions d’euros de chiffre d’affaires. Le fondateur, Pierre Houé, informaticien de formation, avait à l’origine créé un progiciel qui équipait notamment les agences de location de vacances. De fil en aiguille, il a pris en gestion des résidences de tourisme via France Location, fournisseur de Carrefour Voyages, avant d’acheter un premier camping dans la Drôme.
Dans une interview au magazine spécialisé «Décisions», il explique avoir basculé vers ce nouveau business dans les années 2000 pour échapper aux commissions des tour-opérateurs comme Degriftour. «S’il y a une guerre, c’est avec les OTA (agences en ligne)», selon lui. Mais le patron de Capfun mène plus encore la bataille de la croissance, rachetant régulièrement des indépendants, en France et en Europe, parfois à la barbe des fonds. Une conquête toute familiale puisque son épouse Marie et ses enfants Nicolas (désormais DG), Marion et Rémy travaillent tous dans l’entreprise. Plutôt discrets, Pierre et Nicolas Houé n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
Autre groupe indépendant, MS Vacances, fondé par Guy et Nadège Raimbaud, en 1998. Ces Vendéens étaient à l’origine boulangers et livraient à la haute saison les campings de la région. Voilà comment ils en sont venus à acquérir leur premier établissement, Les Brunelles, à Longeville-sur-Mer (Vendée). «Il était déficitaire à l’époque, aujourd’hui c’est notre plus gros site avec 7 millions d’euros de chiffre d’affaires», explique leur fils Sylvain, qui a rejoint l’entreprise familiale avec sa sœur Mélanie (d’où le nom MS Vacances). Ce camping est en outre fréquemment classé parmi les meilleurs d’Europe, notamment grâce à son parc aquatique.
La spécialité des Raimbaud: «reprendre des sites en perdition de plus de 500 emplacements pour les transformer en cinq-étoiles», explique Sylvain. C’est ainsi qu’en 2020, la famille a racheté le groupe Campéole (ex-Trigano) et ses 22 campings pour n’en garder que 8, ceux à plus fort potentiel. Avec 57 millions d’euros de chiffre d’affaires, et le soutien d’Edmond de Rothschild Investment Partners, les Raimbaud ont «la force de frappe» nécessaire pour rester indépendants.
La façade atlantique, de la Bretagne aux Landes, est celle qui compte le plus d’entrepreneurs, comme les Rousseau, basés en Mayenne et fondateurs d’Eden Villages (12,8 millions d’euros de chiffre d’affaires avec neuf campings), comme Christophe Chailloleau, fondateur aux Sables-d’Olonne d’Aloa Vacances (15 millions d’euros de chiffre d’affaires avec neuf campings), ou encore la famille Devillairs dont l’un des membres, Martial, a cédé en 2020 un des plus beaux campings de France, le domaine de La Rive (un cinq-étoiles, 764 emplacements sur le lac de Cazaux dans les Landes) au groupe varois Ciela Village, anciennement spécialisé… dans les Ehpad.
Sur la côte méditerranéenne, l’ambiance est naturellement plus jet-set. A Saint-Raphaël, Aurore Laroche (lire ci-contre) est qualifiée de Chanel du camping. Dans le golfe de Saint-Tropez, ce sont les frères Norbert, Serge, David et Bertrand Luftman qui mènent la danse avec leurs campings resorts Riviera Villages. La famille, d’une discrétion absolue, est devenue incontournable quand en 1984 elle a racheté 7 hectares sur la plage de Pampelonne. Entre La Voile rouge et le Club 55, le domaine accueille deux villages de vacances Toison d’Or, un quatre-étoiles qui propose des Kasaï (lofts) atypiques, et surtout, le Kon Tiki. Le concept ? Des dizaines de huttes en bois équipées comme des appartements, et dont le tarif grimpe à 5000 euros la semaine au cœur de l’été.
Mais c’est avec les Prairies de la Mer, à Grimaud, qu’ils se distinguent le plus: depuis 2006, son directeur David Luftman y organise le festival Plage de rock ainsi que l’Eurofestival Harley Davidson. Seule ombre au tableau, en mai dernier, le site a été victime d’un incendie qui a endommagé 22 mobile homes. On finirait par l’oublier, mais le métier de gestionnaire de camping n’est pas de tout repos, qu’il s’agisse de sécurité, d’intempéries ou de temps de travail. «Moi, les 35 heures, je les fais en deux jours», nous rappelle Roger Pla. Qui n’entend pas raccrocher pour autant.
Leur domaine chic et zen est jalousé sur la Côte d’Azur
«On m’offre des ponts d’or. Je ne vends pas.» Démarche de danseuse, cils de 3 centimètres, Aurore Laroche dirige le très smart Esterel Caravaning. Caravaning car le lieu, 19 hectares au cœur des inflammables roches rouges de l’Esterel, au-dessus de Saint-Raphaël, est interdit aux tentes depuis l’ouverture. Ses parents, Jean et Jacqueline, avaient tout vendu pour le créer: cabinet d’avocat, agence immobilière, appartements à Paris. Les arches de l’entrée datent de cette époque, 1976. Les deux piscines rondes aussi. C’est après avoir traité leur eau au brome que Jean Laroche est décédé par intoxication, à 80 ans. Après sept ans de gestion solitaire, son épouse Jacqueline a avisé sa fille: «Ou tu reprends, ou je vends.»
Aurore, 27 ans, a relevé le défi, avec l’aide de sa mère, toujours là à 90 ans. Le nombre d’emplacements, 495, n’a pas changé: 331 mobile homes, 164 terrains nus. Leur superficie, elle, évolue: le petit dernier, le VIP, accueille huit personnes sur 500 mètres carrés, avec Jacuzzi et piscine privée. «Le luxe, c’est l’espace», dit Aurore, qui affectionne les bains à remous, et a glissé entre pins et chênes verts 84 bouddhas en pierre. Elle veut un lieu zen, 100% féminin, ouvert sur le bien-être. Elle est à tu et à toi avec les 495 familles habituées – 50% de taux de fidélité en juillet-août.
«Un empire? Avec dix-sept heures de travail par jour, pas de vacances depuis deux ans, c’est relatif, rit-elle. On réinvestit tous nos bénéfices.» Jean, le fils aîné, 27 ans, travaille au snack, Matisse, 12 ans, teste le Black Hole, le nouveau toboggan de 32 mètres de long. Son coût, de 120000 euros, a fait grimper la dette à 3 millions d’euros.
Elle règne sur l’un des plus grands campings de France
L’histoire remonte à 1976. Yvonnick de La Chesnais, alors banquier et exploitant agricole, s’apprête à construire un hangar de stabulation pour 140 vaches quand il apprend que les Anglais, acquis au tourisme vert, cherchent des campings. A la place de l’étable, il installe des prises électriques dans des carrés de 10×10 mètres. C’est ainsi que des générations de Britanniques puis de Français connaîtront leurs premiers émois au Domaine des Ormes, à Dol-de-Bretagne, près de Saint-Malo.
Aujourd’hui, Yvonnick et ses enfants Monique, Arnaud, Séverine et Sonia gèrent, autour d’un ancien château des évêques, un domaine de 286 hectares, réputé dans toute l’Europe. Les pâturages ont laissé la place à un parc aquatique, de l’accrobranche, 23 types d’hébergement, au gré des envies de cette famille d’entrepreneurs. Olivier, le mari de Séverine, est golfeur? On crée un golf, un hôtel pour accueillir les joueurs, une résidence hôtelière, des gîtes, des mobile homes. Sonia est fan des chevaux? Va pour un centre équestre. Arnaud dessine des caban’huttes et propose à la location, une première en France, la cabane perchée qu’il a lui-même dessinée.
Tony Parker et Eva Longoria, qui se sont mariés en 2007 sur le domaine, ont logé dans l’une de ces cabanes. Le basketteur fut également invité, ainsi que François Pinault, ami de la famille, à l’ouverture en 2020 du dôme, un parc aquatique pour lequel les Chesnais ont investi 10 millions d’’euros. Pas loin du chiffre d’affaires annuel: 12 millions en 2019, 17 attendus cette année. Avec l’augmentation du prix du gaz, le dôme ne pourra pas, hélas, ouvrir cet hiver.
Ce camping plus proche du parc d’attractions serait valorisé à 200 millions d’euros. Pas question de vendre: «On veut bâtir et partager avec nos clients, chaque jour, l’histoire insolite des Ormes: se rencontrer, respirer et jouer, explique Arnaud, qui dîne tous les soirs chez son père. Ici, on prolonge notre enfance en grand»… Comme les 3500 campeurs quotidiens.
Son camping les pieds dans l’eau est convoité par les fonds
Quand son père René a ouvert en 1964 un camping à Canet-en-Roussillon, près de Perpignan, ses 3 hectares de terre étaient encore des nids à moustiques. «Il faisait du maraîchage, on appelait ça les vignes de la mer. Mais il a vite compris que cette agriculture à la papa n’avait pas beaucoup d’avenir», raconte Roger Pla, 73 ans. Les tentes Trigano et le tourisme social du début ont laissé place à un domaine de 15 hectares, les pieds dans l’eau, qui dégage 8 millions d’euros de chiffre d’affaires. Classé cinq-étoiles, membre de la chaîne Yelloh! Village dont Roger Pla est un des cofondateurs, le Brasilia aiguise l’appétit des investisseurs. Mais son propriétaire, qui n’a pas d’héritier, a prévu de le céder à une fondation.
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