Le plateau de Saclay, ses grandes écoles et instituts de recherche, ses terres fertiles, ses derniers agriculteurs et sa future ligne 18 du métro du Grand Paris express, pomme de discorde entre les urbains et les ruraux. A quelques jours de l’élection présidentielle et dans le cadre de Ma France 2022, nous avons sillonné ce “Far Ouest”, entre ville et campagne.
Ce lundi de mars, j’ai rendez-vous à la ferme des Vandame. Elle est située en Île-de-France, sur le plateau de Saclay dans le département de l’Essonne. Emmanuel et Christiana font vivre cette exploitation agricole vieille de plus d’un siècle.
Au fil du temps, l’environnement autour de l’exploitation a changé. Dans les années 50, le CEA le Commissariat à l’Energie Atomique – et les laboratoires de biologie du CNRS, le Centre national de la recherche scientifique, s’installent dans la région. Avec l’implantation de l’Université Paris-Sud à Orsay l’idée d’un grand pôle scientifique commence à germer. Les hommes politiques veulent rattraper le retard français et imaginent une Silicon Valley Française.
L’aménagement du plateau de Saclay a pour conséquence l’expropriation de terres agricoles réputées pour être les plus fertiles d’Île-de-France. L’urbanisation prend alors le pas sur le monde rural sans que personne ne puisse vraiment s’y opposer.  Une étude réalisée par la SAFER, (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural) montre qu’avant les années 1990, l’étalement urbain a causé la perte de plus 40 hectares par an. De 1995 à 2012, il est passé à une vingtaine d’hectares par an.
Soixante-dix ans ans plus tard, les préoccupations environnementales comme l’écologie et le réchauffement climatique ralentissent la marche en avant de l’artificialisation des terres. Une ZPNAF, une Zone de protection naturelle agricole et forestière est créée, 4115 hectares de terre sanctuarisés. Terres et forêts sont devenues intouchables.
Autour du complexe scientifique, beaucoup d’exploitations agricoles ont disparu. Aujourd’hui, il n’en reste plus que seize sur une quarantaine à l’époque. La ferme des Vandame est l’une d’entre-elles. Christiana et Emmanuel cultivent deux cent trente-cinq hectares : de l’orge, du seigle, du sarrasin, des lentilles et du blé. Ce dernier est transformé sur place pour fabriquer un délicieux pain bio au levain.
Christiana me fait visiter son unité de transformation avec son four à bois et son moulin en pierre qui tourne comme une locomotive à vapeur. “Tout est fait traditionnellement“, me dit-elle. Selon elle, son pain est “politique” : il représente le combat de la préservation des terres agricoles face au “cluster” scientifique.
On est devenu des indiens dans une réserve

Nous pénétrons dans le fournil où les baguettes sont façonnées avant d’être vendues sur place. Ils sont trois ce jour-là à avoir les mains dans la farine : Matthieu, Jérémie et Nicolas.
Matthieu est en reconversion professionnelle. Dans sa vie d’avant, ce grand gaillard à casquette était géophysicien et travaillait pour des compagnies pétrolières. Un jour, il comprend que cela ne lui correspond plus et il rencontre le pain. L’homme passe alors de l’or noir à la farine blanche.
A côté de lui, Jérémie. Lui aussi est boulanger mais de métier. Sa passion, depuis l’âge de 15 ans ! Ce qui lui plaît ici, dans cette ferme située à 20 km de Paris, c’est de pouvoir travailler un produit de grande qualité de A à Z, de la production à la vente, sans intermédiaire. Très vite, la discussion tourne autour de l’urbanisation du plateau et l’impact sur l’environnement et leur quotidien.
Pourquoi ne pas renforcer les choses qui existent déjà au lieu de créer encore de nouvelles infrastructures qui rognent un peu plus sur le monde agricole ?

Nicolas, discret depuis le début de notre entretien, ne peut s’empêcher de réagir. “Pourquoi, me dit-il, construire de nouveaux bâtiments alors que l’on pourrait rénover les anciens qui ont été abandonnés ?” Il pense notamment à une usine désaffectée à Palaiseau depuis de très nombreuses années. Il s’insurge contre la perte de ces terres si fertiles et qui pourraient nourrir tant de personnes. “On va casser des champs au lieu de rénover ce qui existe. C’est inadmissible mais, bon, je ne suis que le bas peuple, je ne pense pas être écouté“, ironise-t-il.
Jérémie surenchérit. Il évoque la future ligne de métro 18 qui doit traverser l’exploitation de Christiana et d’Emmanuel. Sur ce tronçon, le métro ne sera ni enterré ni aérien mais il passera en surface. “Pourquoi, dit-il, ne pas renforcer les choses qui existent déjà au lieu de créer encore de nouvelles infrastructures qui rognent un peu plus sur le monde agricole ?” Pour eux, cette ligne 18 est une ligne de fracture. La goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Christiana a décidé de m’emmener au milieu de ses champs pour que je puisse me rendre compte de la situation. En cette fin d’hiver, c’est une période de forte activité pour les agriculteurs. Il faut préparer la terre et, dès que la météo est favorable, il faut avancer le travail.
Nous rejoignons un tracteur qui trace inlassablement des sillons dans le paysage. Il faut “ouvrir” la terre à l’approche du printemps. “Cette année, pour la première fois, on va faire du soja !“, explique Christiana.
De chaque côté de la route départementale 36, des champs qui s’étendent presque à perte de vue. Pourtant à l’horizon, les silhouettes des grues en construction grignotent le paysage : c’est le Grand Paris qui effectue sa marche en avant avec notamment la construction de la ligne 18 du métro. Une ligne automatique de 35 kilomètres qui reliera à terme la ville de Versailles dans les Yvelines et l’aéroport Paris-Orly dans le Val-de-Marne.

Christiana nous montre le futur tracé de la ligne du métro qui passe au milieu de ses terres. Pour elle, le métro va défigurer le paysage agricole. Christiania est anthropologue de formation. Elle estime que la disparition de son activité est bel et bien programmée.
La terre a besoin d’un équilibre entre la vie du sol, la vie des insectes, etc. C’est un écosystème qui est remis en cause. Par exemple, la nuit disparaît avec les lumières artificielles et perturbe la vie nocturne de tout ce petit monde. Les oiseaux ont moins d’espace pour se nourrir et se rabattent sur ce qui reste. Face à ces nouvelles contraintes, nous avons décidé d’arrêter cette année la culture du maïs dont certaines espèces de volatiles sont très friandes”, assure Christiana. A terme, c’est la clef sous la porte. On est devenu des indiens dans une réserve.”
De l’autre côté de la réserve, à quelques encablures seulement, de nouveaux habitants s’installent. Ce sont les pionniers d’un “Far Ouest” scientifique. Ceux qui étudient et travaillent dans les dizaines d’amphis, les centaines de laboratoires… Le fleuron de la recherche française. Le CNRS, le CEA et  l’INRA, (Institut national de la recherche agronomique), le pôle universitaire gigantesque qui s’est installé, associé aux plus grandes écoles françaises qui font rêver plus d’un parent d’élèves : Ecole Polytechnique,  HEC, CentraleSupélec, École Normale Supérieure.
Et, dans ce Monopoly de prestige, on trouve aussi de nombreux organismes de recherche et de développement des plus grandes entreprises nationales -Thales, ERDF, Danone, Servier, sans oublier, saupoudrée çà et là, une armée de start-up qui ne fait pas encore Nation. 
J’espère que l’on ne chassera pas les agriculteurs de leurs terres.

Et pour loger tout cette matière grise, de nouveaux quartiers sortent de terre. A Gif-sur-Yvette, là où il y avait des champs il y a à peine quatre ans, de petits immeubles ont poussé pour accueillir les premières familles. Nous sommes dans le quartier du Moulon.
La pharmacie est le premier commerce à s’être installé ici. Tamara, une des pharmaciennes, nous donne son sentiment sur ce nouveau quartier. Les personnes qu’elle croise sont plutôt contentes de vivre ici. Elle pense qu’il faut trouver un équilibre entre le monde rural et le monde urbain, pour que tout le monde puisse vivre ensemble.
Une dizaine de mètres plus loin, on découvre la seule supérette puis l’unique pizzeria et, enfin, une brasserie dernière arrivée, il y a quelques mois seulement. Tiphaine en est la cogérante. Elle nous explique que, le développement du pôle scientifique devrait favoriser l’emploi. Elle voit de plus en plus de familles s’installer ici et elle sait que la population va continuer de croître. Les fermes … ? Oui, elle en connaît quelques-unes et essaye de travailler avec pour proposer à sa clientèle de manger local. Elle se fournit notamment en pommes de terre. “L’idéal serait que tout le monde s’entende et j’espère que l’on ne chassera pas les agriculteurs de leurs terres. A terme, dans quelques années, le quartier risque de ressembler à la Défense“, souligne-t-elle.
Il y a aussi un magasin baptisé “La Miam locale”, une épicerie digne des plus beaux quartiers bobo de la capitale. On y trouve de très bons produits du terroir. 80 pour cent des articles vendus dans son magasin sont produits à moins de quatre-vingt kilomètres mais à proximité seul un agriculteur fournit des denrées.
Matthieu, le gérant du commerce, barbe fournie et béret basque visé sur la tête, a un peu le cul entre deux chaises. Il défend le terroir mais profite de l’urbanisation pour développer son commerce. “Je comprends les revendications des opposants au projet de la ligne 18 de métro”, mais Matthieu pense que c’est déjà trop tard : “On ne peut pas revenir en arrière. En revanche, il ne faut pas que de nouveaux quartiers sortent encore de terre et viennent rogner un peu plus la nature”, estime le commerçant.
Fabrice âgé de 22 ans, lui est un habitant de ce nouveau quartier. Il est en troisième année à Normale Sup (ENS). Le jeune homme est marié et vit avec son épouse, juste en face de son école. Selon lui, le cluster est une chance pour la recherche française. Les bons classements à l’international de l’Université de Paris-Saclay (Treizième au classement de Shanghai) permettent d’attirer des talents mais, bien sûr, il faut aussi prendre en compte les agriculteurs qui sont autour du plateau.
On peut être un très grand chercheur, on peut être un prix Nobel mais il faudra quand même en fin de compte qu’un agriculteur soit là pour vous nourrir. Moi, quand j’étais jeune en Alsace, j’aidais à traire les vaches et c’est un très bon souvenir. Ici, on est un peu dans notre bulle, on cherche les bâtiments 251, 458 ou 320 mais, à cinq minutes d’ici en voiture, vous avez des serres agricoles. Je ne savais pas qu’il y avait des serres dans le coin.
En revanche, pour la ligne 18, si elle permet de mettre Paris à 30 minutes, cela peut être une vraie opportunité“, assure le scientifique.
Alors, cette ligne 18, objet de controverses, est-elle essentielle pour le développement du plateau de Saclay ? Les responsables de l’opération d’intérêt national  Paris-Saclay en sont persuadés.
Pour eux, cette ligne qui relie l’aéroport d’Orly à Versailles dans les Yvelines est une des clés de voûte de la réussite du projet. Julie Tissot, Directrice développement durable de Paris-Saclay, nous explique son intérêt : “Un des piliers fort de ce projet, c’est le lien avec le Grand Paris express qui va amener la ligne 18 sur notre territoire et qui va être l’épine dorsale de nos projets urbains. Notre campus va aussi être relié avec les gares de Satory et de Guyancourt dans les Yvelines” , explique-t-elle. (Pour rappel, à Satory, un campus d’innovations Mines Paritech avec 4 500 logements et à Guyancourt va être créé et le secteur à proximité du technocentre de Renault sera aménagé.)
Nous ne sommes pas contre mais avec les agriculteurs

A terme, quand les travaux seront terminés, les concepteurs du projet espèrent atteindre plus de 80 000 personnes sur le plateau. Ils prévoient  250 000 passagers par jour sur la ligne 18. Grâce aux renforcements des autres transports en communs, ils souhaitent contribuer à désengorger les axes routiers saturés.
En ce qui concerne les agriculteurs, Julie Tissot pense que leur crainte peut-être légitime mais elle rappelle qu’avant les années 90, c’était 50 hectares de terre agricoles qui disparaissaient chaque année et quand la ZPANAF (la zone d’espace naturel agricole et forestier) a été créée des limites ont été posées pour éviter le grignotage agricole.
Il faut réussir à faire le lien entre biodiversité, agriculture et monde urbain. Des initiatives sont en cours comme le plantage de haies ou la valorisation des déchets avec des projets de méthanisation. On va expérimenter avec un agriculteur, par exemple la collecte séparative des urines. Avec la crise énergétique, l’engrais va flamber. L’engrais, c’est de l’azote. L’azote, c’est dans les urines. On va avoir 80 000 personnes qui vont faire pipi dans les bureaux ou dans les logements. Si on récupère cet azote directement sans passer par la station d’épuration, c’est alors moins de rejet dans les rivières et plus d’engrais pour les terres. Nous ne sommes pas contre mais avec les agriculteurs », assure Julie Tissot.
Tous les arguments développés par les responsables de l’aménagement de ce territoire n’ont pas vraiment convaincu un petit groupe d’opposants. Ils se sont regroupés en collectif contre la ligne 18 baptisé CCCL18. Parmi eux, des scientifiques : étudiants ingénieurs et anciens professeurs qui travaillent ou ont travaillé sur le plateau.
Sur les terres de Christinia et Emmanuel, ils ont créé une ZAD, une Zone à défendre. Bien sûr, au vu de la taille de la zone occupée, nous sommes très loin de Notre-Dame des Landes. C’est un camp ouvert de quelques centaines de mètres carrés seulement, installé dans un champ à une trentaine de mètres de la route. Il est constitué d’habitations temporaires hétéroclites, des semblants de Mobil-home bricolés par les militants eux-mêmes. Bien sûr, pas d’eau courante mais un réservoir collectif et, pour l’électricité, un panneau solaire.
Au plus fort de la mobilisation, ils peuvent être plus d’une centaine à vivre là par intermittence mais, parfois, ils ne sont plus qu’une poignée pour occuper les lieux. Qu’importe ! Leur détermination est forte et sans relâche. Ici, on remet en cause la pertinence même du cluster scientifique, un modèle dépassé selon eux et, bien-sûr, leur combat principal reste leur opposition à la ligne 18. Ils évoquent son inutilité, son coût exorbitant et sa rentabilité non prouvée.
A 26 ans, Laura est ingénieure de recherche dans une grande école située sur le plateau. Son travail consiste à aider, dans les laboratoires les doctorants qui effectuent leurs expériences. Si elle est ici, c’est parce qu’elle est contre l’artificialisation des terres fertiles. Elle pense que tout est lié : le dérèglement climatique, l’injustice sociale et même la gentrification de certains quartiers. Elle pense que leur projet est une vision passéiste du développement et que toutes les prises de décision sont verticales. “La synergie a ses limites. Moi, je n’ai pas envie que mes travaux de recherche servent à certaines entreprises comme Total “, affirme la jeune femme.
Loïc a 23 ans. Le jeune homme a une double licence en physique chimie et s’est réorienté pour faire. “Ce que j’ai appris dans ma formation me montre que nous n’allons pas dans le bon sens d’un point de vue environnemental. Il ne faut pas être sorti de l’ENA pour se rendre compte que, si l’on construit des bâtiments noir ou gris en béton, c’est sûr que cela va chauffer avec le dérèglement climatique. C’est ce que l’on apprend en physique et j’ai l’impression ici de voir tout ce qu’il ne faut pas faire”, dénonce-t-il.
Derrière tout ça, il y a une opération immobilière juteuse avec de la spéculation.

Fabienne est à la retraite aujourd’hui. Chercheuse au CNRS en physique chimie, elle a fait toute sa carrière ici. Quand elle est arrivée, le plateau était quasiment agricole et elle voyait bien qu’il était un objet de convoitise. La COP 21 lui a permis de prendre conscience de la situation. A l’époque Fabienne est partie soutenir la lutte de Notre-Dame des Landes et une fois revenue, elle a commencé à étudier la question de la ligne 18 sur le plateau.
La ligne 18 va être sous utilisée et ne pourra pas résoudre les problèmes de transports. On est en train de créer un territoire dissocié : les gens qui habitent ici n’y travaillent pas et les gens qui y travaillent n’y habitent pas”, remarque-t-elle. Et de poursuivre : “Les chercheurs ne sont pas responsables de la création du cluster scientifique. Ils ne l’ont pas demandé. C’est le fait de technocrates et je pense que, derrière tout ça, il y a une opération immobilière juteuse avec de la spéculation. Une terre agricole coûte trois à quatre euros le mètre carré et, une fois constructible, le prix est multiplié par 100. On a utilisé la science comme un prétexte. On aurait pu très bien structurer quelque chose d’ambitieux dans les années 80 en développant ce qui existait déjà avec Polytechnique, le CEA, le CNRS, l’Université Paris-Sud à Orsay et la zone d’activités de Courtabœuf . Au lieu de cela, on a continué à urbaniser des terres agricoles“, dénonce Fabienne.
Les agriculteurs eux se sont regroupés autour de l’association “Terre et Cité”. La présidente de cette association, Caroline Doucerain, est une élue. Elle est maire des Loges-en-Josas, une commune de 1 486 habitants.
Tout un système environnemental et de biodiversité est atteint

Les grandes fermes ont vu, au fil du temps, leurs terres expropriées et, donc, la question qui se pose est : comment réussir à maintenir la continuité des exploitations agricoles ? C’est un grand défi à relever. Certains agriculteurs sont engagés dans un processus de transformation, que ce soit en bio ou en diversification de leurs productions. Mais Ils sont inquiets des conséquences de l’urbanisation parce que, même si les terres sont aujourd’hui protégées, l’arrivée de la ville au bord des exploitations a des conséquences sur la continuité de leur activité”, explique la maire, ajoutant : “Tout un système environnemental et de biodiversité est atteint. Par exemple, la ville amène la prolifération de corbeaux et autres ravageurs qui vont se nourrir des graines des cultures.  Sur la ligne 18, nous ne sommes pas suffisamment écoutés. On n’a pas obtenu que la ligne passe en sous-sol. On nous a dit que cela coutait trop cher mais si on veut maintenir une activité agricole il faut en mettre le prix.”
Grâce au contact de Terre et Cité, j’ai rendez-vous avec Pierre Bot de la ferme . Avec son épouse Nathalie, Pierre s’est diversifié dans le maraîchage, l’arboriculture et la vente directe tout en continuant de cultiver des céréales (blé, maïs, orge). Son exploitation qui a perdu un dixième de sa surface cultivé s’étend désormais sur 250 hectares dont 15 pour les fruits et légumes.
Dans le grand hangar, les paniers de légumes sont prêts à être livrés. Il y a plusieurs lots sur des chariots. Celui-ci doit partir en camion pour une grande entreprise située sur le plateau, celui-là avec ses poireaux qui dépassent des sacs, c’est pour les étudiants de l’école Polytechnique. Une bonne surprise pour Pierre qui pensait qu’il ne vendrait que des tomates et des fraises en été mais les élèves d’HEC, de l’ENSTA ou encore de CentraleSupélec commandent des légumes de saisons et les cuisinent. “Le maraîchage permet d’avoir une valeur ajoutée intéressante. On est passé de zéro salarié en 2010 à 16 salariés aujourd’hui“, se félicite le maraîcher.
Pierre nous amène devant ses serres. Il nous explique que ses terres sont coupées par la nationale 118 et que la ligne de métro 18 va longer cette route.
Le problème, c’est que l’on veut bien que l’on reste mais on n’a pas prévu les fonctionnalités nécessaires à notre activité. Comment fait-on pour circuler et faire circuler nos machines pour travailler dans les différentes parcelles ? Plus notre territoire se réduit, plus les problèmes augmentent. (…) Et pourtant je crois en l’avenir puisque j’ai planté des pommiers et des poiriers pour 2 ou 3 générations, pour le futur, pour mes enfants. Je pense que l’on est en train de se rendre compte que maintenir une activité agricole ici est important. On a comme client parfois des grands cadres supérieurs des grands groupes qui viennent de temps en temps acheter leurs petits légumes et qui en profitent pour prendre une dose de bon sens paysan. Mais je comprends aussi la cohérence du cluster scientifique : se regrouper pour faire une synergie et avancer ensemble“, reconnaît-il.
La ferme Viltain est au cœur du plateau de Saclay. C’est la seule exploitation du secteur qui possède des vaches laitières. Elles sont au nombre de 350 et elles permettent de vendre sur place des produits laitiers transformés en yaourts ou fromage blanc.
L’activité tourne aussi autour d’une cueillette de fruits et de légumes sur 50 hectares en vente directe dans un magasin bien achalandé. 50 personnes sont salariées sur l’exploitation.
La ligne 18, ils auraient dû l’enterrer et c’est une calamité pour beaucoup de fermes

Je suis reçu par Olivier des Courtils. L’homme descend de son tracteur et m’accorde quelques instants avant de repartir travailler. “Tous les agriculteurs autour du plateau ont perdu de la surface. Nous, en 20 ans, on a perdu une cinquantaine d’hectares. C’est dommage que l’on ait urbanisé autant sur un territoire d’exception ! Les terres ici sont très convoitées et nous constatons que la France est en train de perdre son indépendance alimentaire. On aurait pu nourrir beaucoup plus de population autour de Paris. La ligne 18 va saturer un peu plus l’espace, ça va détériorer le paysage et imposer un certain nombre de contraintes. Ils auraient dû l’enterrer et c’est une calamité pour beaucoup de fermes….quand c ‘est bétonné, c’est bétonné”, s’insurge-t-il.
A la ferme de la Martinière, je rencontre Jacques Laureau, âgé de 84 ans.

Peu à peu, on nous a mis à la porte

C’est son fils qui a repris l’exploitation. Jacques désabusé m’explique que sa famille est installée ici depuis 1891, depuis le 19e siècle : “Peu à peu, on nous a mis à la porte. On avait 180 hectares. Ils nous ont exproprié 70 hectares. On est en train de stériliser les meilleures terres de France. J’ai transmis à mon fils la ferme en 2000. Aujourd’hui, il fait du maïs, des betteraves, du blé et du colza. Pour l’instant, il s’en sort encore mais jusqu’ à quand ?Je pense que, dans 50 ans, il n’y aura plus d’agriculteurs sur le plateau de Saclay. Je suis résigné. Nous, on est des pions, là-haut ils ont dit oui, alors qu’est-ce que vous voulez que l’on fasse”, soupire-t-il.
Les agriculteurs que j’ai rencontrés m’ont tous dit qu’ils n’avaient aucun grief contre les universitaires puisque eux n’avaient pas forcément choisis d’être là. Je suis donc parti rencontrer les responsables du pôle académique Paris-Saclay.
Quelques chiffres significatifs pour que l’on puisse bien se rendre compte de l’immensité du projet : 48 000 étudiants dont 25 % d’étudiants étrangers, 4 600 doctorants, 9 000 chercheurs dont 25 % étrangers, 275 laboratoires partagés, 3 prix Nobel, 10 médailles Fields, 14 universités, grandes écoles et organismes, qui représentent 14 % des publications de recherche française et 20 % des citations. Tous se sont alliés pour construire une université de recherche intensive de rang mondial.
Pour répondre à nos questions, les deux vice-présidents de l’Université-Paris-Saclay, Jeanne Lecomte, professeur d’écologie scientifique, spécialiste de développement soutenable comme elle dit et Thierry Doré, professeur d’agronomie à AgroParisTech qui ouvre en septembre prochain me reçoivent.
Nos recherches portent depuis des années sur les questions d’écologie, d’alimentation et d’environnement en lien avec les agriculteurs et donc l’Université a tout intérêt à ce que ces agriculteurs restent sur le plateau. L’urbanisation peut paraître massive mais l’ambition, c’était de rassembler. On peut se poser des questions sur ce qui s’est passé et la manière dont l’urbanisation s’est faite mais, maintenant, il faut aussi avancer“, assure Jeanne Lecomte.
Il faut que tout le monde s’adapte face aux changements qui arrivent.

Thierry Doré précise : “Les grandes exploitations agricoles ne sont pas forcément les plus vertueuses sur le plan écologique. Il faut que tout le monde s’adapte face aux changements qui arrivent.  La question est de savoir si la ligne 18 va être un facteur de fragilité pour la ZPNAF (la zone agricole sanctuarisée). Oui, si le besoin de rentabiliser à tout prix cette ligne en remplissant les wagons s’observe. Dans ce cas, il pourrait y avoir alors un risque de densification de la population à long terme. Cela fait 10 ans que l’Université réfléchit à rendre la périurbanisation possible. La ZPANAF doit être intouchable pour l’éternité.”
Le mot de la fin, j’ai envie de le donner à Emmanuel Vandame, le mari de Christiana. Je l’ai croisé quand je suis venu leur dire au revoir après trois jours de présence sur le plateau.

Des blocs de béton sur des terres nourricières.

Troisième génération de sa famille à cultiver ces terres, l’homme est amer. “On a dû s’adapter et voir, avec une infinie tristesse, la bêtise humaine se concrétiser sur ce cluster. Le résultat, ce sont des blocs de béton sur une des terres nourricières. On a fait le choix de mettre la recherche et les universités ensembles, à l’endroit où pouvait pousser l’alimentation de l’Île-de-France, à un moment où les circuits courts font leur grand retour. Ce que l’on ne savait pas, c’est qu’un jour on aurait de l’essence et du gazole à plus de deux euros le litre. Toute l’alimentation d’Île-de-France vient par camion alors qu’elle peut pousser ici. Malgré tous les efforts que l’on a faits pour s’adapter, à aucun moment, dans ces projets d’urbanisation, nous n’avons été pris en compte“, regrette Emmanuel Vandame.
Les responsables, ce sont les politiques

Les responsables, ce sont les politiques. Cela a commencé sous la mandature Sarkozy. Cela a continué avec la mandature Hollande et cela n’a pas fini de se terminer avec la mandature Macron. En fait, ce que certains ne comprennent pas, c’est que cette zone, pour fonctionner, a besoin de beaucoup plus d’espace. Par exemple, si un bosquet se trouve en dehors de la zone, il va abriter des oiseaux qui vont venir manger les cultures. On ne peut plus faire de petits pois et le colza est mangé par les pigeons qui viennent de Paris. On ne peut plus faire de féveroles et de maïs, c’est mangé par les corbeaux. Ces oiseaux qui avaient un grand territoire pour manger ont désormais, à cause de la bétonisation, un plus petit espace. On va devoir revenir à des choses concrètes comme faisaient nos grands-parents. Une ferme avec un élevage, une basse-cour et un carré de potager mais il faut que les animaux puissent se déplacer et, si la ligne 18 coupe la ferme en deux, on fait comment ? On a essayé de faire comprendre tout cela à la Société du Grand Paris. On a reçu à la ferme le directeur pendant deux heures. C’était très convivial et puis, à la fin, ma fille lui a demandé : ‘est-ce que mes parents vous ont convaincu ?‘” 
Emmanuel ne finit pas sa phrase, ce solide gaillard est envahi par l’émotion. Des larmes de rage brouillent son visage. Devant son fils qui apparaît, Emmanuel se reprend. Il me le présente. Le jeune homme est en formation pour devenir charpentier. C’est sûr, il ne reprendra pas la ferme familiale.

source

Catégorisé: