Le village aveyronnais de Roquefort, collé à la montagne, a un projet un peu fou de revitalisation… qui fait grincer les dents des concurrents de l’industriel Société des caves.
Motus et bouche cousue. “On n’a pas envie de mener une guerre médiatique”, insiste un fromager pour justifier son silence. La guerre des nerfs, assurément, a commencé. L’emblématique village de Roquefort-sur-Soulzon (Aveyron) sera-t-il doté bientôt d’un parking de 400 places évitant aux touristes de se garer n’importe où ? Un ascenseur verra-t-il le jour depuis le bas du village jusqu’aux visites de caves ? Un deuxième projet, prévoyant d’adosser à la falaise un ascenseur de verre de 140 mètres de haut, pour profiter au sommet d’une vue panoramique, a-t-il des chances d’aboutir ?Le maire, Bernard Sirgue, ne se résout pas à la baisse de fréquentation : “On a 150 000 visiteurs, alors qu’ils étaient 400 000 l’année qui a suivi l’inauguration du viaduc de Millau.” Il avait lancé en 2012 un projet de redynamisation, baptisé “Roquefort 2016”… À trois mois de la fin de l’année, c’est point mort et frein serré. Le tribunal administratif est même saisi d’un recours de la chambre syndicale des industriels de Roquefort contre l’ascenseur.
“C’est un projet fait avec des fonds publics qui peut être considéré comme une subvention illégale à une activité économique”, insiste l’avocate Hélène Bras, au nom d’une chambre syndicale qui compte tous les industriels de Roquefort… sauf le principal, Société des caves, dépendant lui-même du géant Lactalis. “Un mastodonte et des Petits Poucets”, résume l’avocate. Selon elle, tout est fait dans le projet pour favoriser Goliath aux dépens des petits David fromagers. Le deuxième niveau de l’ascenseur amènerait, après avoir traversé une passerelle, à l’entrée des caves Société, dans une configuration inversée par rapport à l’actuel sens de visite. Me Bras évoque “une porosité” entre Société et la mairie. “Le maire lui-même y a été médecin du travail. L’ex-directeur du marketing, Michel Laporte, est conseiller municipal.”
“C’est la mort du village assurée, la meilleure façon de tout capter au profit d’un seul”, assure un industriel, frileux, sous couvert d’anonymat… On n’aime pas trop la lumière, à Roquefort. La faute à la pénombre des caves, certes, mais surtout à la trouille de se fâcher avec Lactalis. “Ils vous donnent un coup de griffe, ils tuent tout le monde, ils mettent tout Roquefort par terre”, insiste un professionnel. Les industriels envoient leur avocate en première ligne pour défendre leur part du fromage. En face, Société botte en touche. “Le directeur général ne pourra pas répondre à vos questions”, répond par écrit l’entreprise, sollicitée par Midi Libre. Tout juste concède-t-elle des précisions sur la route effondrée cet été… Un accident qui illustre le gruyère qu’est Roquefort, esclave de ses caves, construit dans la pente, au plus près des failles de la falaise. Un village s’étirant en longueur, sur 1,5 km, traversé en tout et pour tout par deux rues.
Roquefort est en basse saison une sorte de village fantôme. Le décor n’est pas celui d’un western, mais c’est aussi vide derrière les façades ! En plein été, on y cultive le trompe-l’œil en présentant aux touristes des faux fromages. Logique : la production va de décembre à juillet, période de lactation des brebis. Ce carton-pâte persillée a pourtant eu un passé bien solide : caves, ateliers et logements, empilés les uns sur les autres, grouillaient de monde. Société s’est emparé peu à peu du foncier, éliminant la concurrence. “Ils ont racheté tout le village, ils ont 80 % de Roquefort”, convient le maire. Et Société, à son tour, s’est fait racheter par Lactalis, en 1992. Roquefort, ses caves désaffectées, ses maisons vides… Voilà pour la réalité, loin de l’image d’Épinal.
Le maire marche sur des œufs. Il accepte de parler à Midi Libre, mais compte ses mots, regarde où il met les pieds. Il attendra le jugement du tribunal, qui peut tomber dans des mois. “Roquefort 2016” peut-il être remis aux calendes grecques ? “Les idées, il faut qu’elles mûrissent. C’est comme le fromage. Il faut affiner. Une montagne comme le Combalou, elle se renverse toute seule. Il ne faut pas trop la bousculer.” Bernard Sirgue conteste l’argument selon lequel il aurait fait un projet sur mesure pour Société. “Ce n’est pas très crédible, puisque Coulet et Papillon se trouveraient en face du premier niveau de l’ascenseur.” Un industriel dit son scepticisme : “Quand on monte dans la tour Eiffel, on va jusqu’en haut.” Le maire affirme vouloir irriguer tout le village. Il se réjouit que quatre restaurants soient ouverts à midi. “Il n’y avait rien il y a huit ans, même pas un café.” Il rêve d’appartements rénovés en gîtes étapes, d’une maison du Roquefort sur la place de l’église, d’une guinguette sur le Combalou.

On lui demande un chiffrage, des maquettes. Elles existent. Un budget de 10 M€ a été évoqué. Puis le double. Le dossier architectural est ficelé. Mais Bernard Sirgue se fait alors aussi avare en paroles que Société et ses concurrents… Comme une omerta roquefortaise. Comme le culte du secret des caves. Comme pour ne pas prendre la montagne sur la tête.
Les 650 habitants vivent à l’extérieur du cœur de village, à 3 km, dans le quartier de Lauras, qui était un simple hameau agricole et qui a été transformé en zone pavillonnaire et industrielle pour le stockage des pains de fromage. Le millier de salariés de l’industrie du roquefort vivent entre Millau et Saint-Affrique. “Dans ce périmètre, neuf constructions individuelles sur dix appartiennent à un salarié de Roquefort, explique le maire. Ils ont trouvé des terrains accessibles, de l’ensoleillement. Avant, les gens se battaient pour avoir un F1 ou un F2 dans Roquefort, quand ils n’avaient pas de moyen de transport.” Depuis, le village s’est vidé. “Il y a des milliers de mètres carrés de caves inexploitées à Roquefort”, résume Bernard Sirgue. Et autant en superficie d’appartements.

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