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Après le sacré, le profane! En 2015, le Louvre avait présenté sous la Pyramide «Poussin et Dieu». Une rencontre au sommet puisque pour beaucoup d’experts le peintre, mort en 1665 à 71 ans, reste la divinité suprême de l’art français. C’était une réussite, mais du genre sérieux. On ne badine pas avec le Seigneur. Nicolas Poussin passe en plus pour le «peintre philosophe» par excellence. Un penseur par conséquent plutôt austère. Or voilà que le Musée des beaux-arts de Lyon propose aujourd’hui «Poussin et l’amour», avec des toiles et des dessins au contenu nettement plus leste. On y frôle parfois la pornographie. Je me demande ainsi comment le Kunsthaus de Zurich a pu acquérir, en plein XIXe siècle, la version la plus explicite de «Nymphe observée par deux satyres». L’un d’entre eux se masturbe discrètement (enfin pas tant que cela!) derrière un arbre. Le comité d’achat de l’époque n’avait pas dû regarder attentivement la photo en noir et blanc…
Ce sont les mêmes commissaires qui sont aux commandes qu’à Paris il y a sept ans. J’ai cité Nicolas Milanovic et Mickaël Szanto, que rejoint ici Ludmila Virassamynaïken de Lyon. Le tandem est bien rodé. Il a trouvé sa place parmi les «poussinistes». Un monde sans pitié. Depuis des décennies, celui-ci se partage entre plusieurs visions divergentes (et donc ennemies) du Normand de Rome. Il suffit qu’un clan admette un tableau posant problème pour qu’un autre le rejette. Il y a une quinzaine d’années, une exposition romaine faisait ainsi écumer de rage les spécialistes français. Sir Denis Mahon avait admis des réalisations de jeunesse que d’autres rejetaient. Il en était déjà allé de même aux Etats-Unis, où l’Autrichien Konrad Oberhüber avait proposé son image non orthodoxe de l’artiste. Il y a eu des anathèmes prononcés. On a frôlé les excommunications…
L’enjeu ne se révèle pas aussi frivole qu’il semblerait permis de le penser. Il tient à une idée non pas historique ou esthétique mais morale que l’on peut avoir de Poussin, artiste lettré et savant. Faut-il ou non admettre que l’auteur des deux séries des «Sept Sacrements», des «Funérailles de Phocion» ou du «Testament d’Eudamidas» ait pu dans sa folle jeunesse, peu après son arrivée à Rome vers 1625, multiplier les gaudrioles? Qu’il en ait exécuté quelques-unes pour vivre, passe encore! Mais pas autant. D’où la tentation de donner ces œuvres, souvent de grande qualité, à des imitateurs puis à des faussaires. On sauve ainsi l’honneur du maître, que Nicolas Milanovic voit au contraire comme «un grand sensuel». D’un ennui tout académique, l’actuel catalogue ne multiplie pas les anecdotes, en dépit de son épaisseur. Mais je me souviens d’avoir lu dans celui de Rome une historiette à propos d’un ravissant «Narcisse», découvert par Mahon et repris à Lyon. Un Anglais l’avait acquis à Rome vers 1660. Ses amis l’ont assuré qu’il s’agissait d’un pastiche. Pour en avoir le cœur net, l’homme (il a raconté la chose dans son journal) est allé frapper à la porte de Poussin, qui a pris le tableau et lui a dit: «Mon Dieu, j’ai fait cela à mes débuts!»
Il faudrait dès lors admettre (ou plutôt tolérer) qu’il existe deux Poussin successifs. L’un léger, pimpant et coloré, travaille durant quelques années pour le marché. Puis, progressivement, l’artiste devient un monsieur arrivé et sévère. Il n’œuvre plus que lentement et sur commande pour des amateurs choisis. Des intellectuels de préférence. L’artiste a atteint le sommet de la hiérarchie picturale aussi bien par un retable pour Saint-Pierre de Rome («Le martyre de saint Erasme») que par «La mort de Germanicus» commandé par les Barberini. L’homme s’est en outre marié. Finies les bambochades! L’actuelle rétrospective, qui comprend également des toiles aussi respectables que les deux versions de «L’inspiration du poète» (le Louvre et Hanovre), s’arrête du coup vers 1630, exception faite de l’«Apollon amoureux de Daphné». Sa dernière toile, inachevée, de 1665.
L’exposition part logiquement de «La mort de Chioné», acheté très cher en 2016 par le Musée de beaux-arts de Lyon. C’est la politique «de prestige» voulue par sa directrice Sylvie Ramond, qui rêve de s’ébattre dans la cour des grands. Il faut dire que cette toile précoce, réalisée vers 1624, a été peinte pour un Lyonnais avant que l’artiste gagne la Ville éternelle. Le sujet introduit en prime un «thanatos» complétant l’«éros» du propos. Nous sommes avec Poussin chez Ovide, pour qui les dieux doivent susciter la méfiance et la crainte, tant ils se montrent pervers et jaloux des humains. Un dessin de Windsor reprend le thème de Diane et Chioné. Comme la plupart des œuvres graphiques, il a été prêté par Sa Majesté le roi Charles III, alors que la demande avait encore été faite à Elizabeth II. Les commissaires vont par la suite toujours chercher à réunir deux, si ce n’est trois traitements du même sujet par l’artiste.
La chose a dû supposer de gros moyens financiers et un sens de la persuasion digne d’un vendeur à la sauvette. Tout le monde, sauf bien sûr les Russes, a participé à l’entreprise. Elle se révèle du coup digne d’un grand musée. Sur les cartels, j’ai lu les noms du Louvre bien sûr, partenaire de l’opération, mais aussi du Prado, de l’Alte Pinakothek de Munich, du Palazzo Corsini de Rome, de la National Gallery de Londres, de la Dulwich Gallery ou du Musée Fabre de Montpellier. Quelques œuvres ont même traversé l’Atlantique à grands frais, venues notamment de Fort Worth au Texas. Ce n’est en effet pas le genre d’exposition où n’importe quelle œuvre peut se glisser sans que le propos se retrouve pour autant modifié. Il fallait le tableau juste, s’intégrant au discours. Un discours par ailleurs peu bavard et peu spectaculaire. Les cartels restent sobres et les murs, sur lesquels les œuvres se voient accrochées bas, se contentent d’un gris aussi neutre qu’un canapé de bureau signé Christian Liaigre.
Extrêmement réussie, cette manifestation «cinq étoiles» remplit le seul rez-de-chaussée de la partie du Palais Saint-Pierre vouée aux présentations temporaires. Et encore n’en utilise-t-elle pas la surface entière! Le premier étage se voit du coup voué à une seconde exposition sur les bacchanales non plus de Poussin, mais de Picasso. Présentation inutile d’œuvres souvent médiocres. Elle fait partie de l’opération «50 expositions Picasso pour marquer les 50 ans de la mort de Picasso». Au secours! C’est bien trop. On se croirait dans un «black friday». Nous sortons à peine des «40 expositions Picasso pour fêter les 40 ans du Musée Picasso». Si vous voulez mon avis, on est en train de tuer la poule aux œufs d’or à force de la faire pondre. Je suggère un moratoire de dix ans, comme naguère pour les centrales atomiques.
«Poussin et l’amour», Musée des beaux-arts, 20, place des Terreaux, Lyon, jusqu’au 5 mars 2023. Tél. 00334 72 10 17 40, site www.mba-lyon.fr Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 10h à 18h. Le vendredi dès 10h30.
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