Chaque matin, c’est le même rituel. Afin de garder la tête froide face à l’effervescence estivale du Belles Rives, l’hôtel familial que son grand-père Boma a acquis, en 1929, à Antibes (Alpes-Maritimes), Marianne Estène-Chauvin se met à l’eau. Perchée sur des skis en bois gravés à son nom et tractée par un petit bateau à moteur, elle glisse sur la Méditerranée, embrassant du regard les îles de Lérins et le massif de l’Esterel depuis la station balnéaire de Juan les Pins.
« L’écume, le vent, le soleil, la vitesse… Là, à 300 m du ponton, on est les rois du monde ! » s’exclame-t-elle avant de prendre place, en cette belle journée de la mi-avril, sur la terrasse qui surplombe le cap d’Antibes. Assise à l’ombre des bougainvilliers, au pied de la façade art déco de l’hôtel, elle exhume les souvenirs iodés de son enfance, balayant une histoire de près d’un siècle.
L’aventure de cet établissement 5 étoiles, aujourd’hui composé de 42 chambres, se confond avec celle de l’entre-deux-guerres, quand les Américains découvrent la Riviera française. Parmi eux, Francis Scott et Zelda Fitzgerald, qui jettent leur dévolu sur le Belles Rives, alors dénommé Villa Saint-Louis, en 1925.
Le couple d’écrivains y prend ses quartiers et fait venir des États-Unis un gramophone, que l’on vient admirer de toute la côte. Le fumoir devient le repaire de la jet-set, éblouie par le faste des soirées et enivrée par le champagne qui coule à flots. Un vent de liberté souffle sur la baie. C’est l’époque où Francis Scott Fitzgerald commence à écrire « Tendre est la nuit ».
Quatre ans plus tard, après avoir quitté sa Russie natale, Boma Estène rachète la villa, y ajoute un troisième étage et crée une avancée sur la mer. Pressentant l’essor des activités balnéaires, il ouvre le premier hôtel « les pieds dans l’eau » de la Côte d’Azur.
LIRE AUSSI > Le Lutetia, hôtel de légende

Sur la terrasse débarrassée des moustiques qui voletaient depuis la pinède, il installe une quinzaine de transats, déploie quelques parasols. Le teint hâlé, les femmes abandonnent corsets rigides et tenues sombres pour des matières fluides, légères et blanches. Elles relâchent leurs cheveux, promènent leurs silhouettes graciles sur la petite plage de sable blond. Et découvrent les plaisirs des bains de mer.
Pendant ce temps, à quelques mètres de là, dans la baie de Juan, Léo Roman, adepte du ski en hiver, a envie de glisser sur les vagues. Employé de l’hôtel Provençal, voisin du Belles Rives, cet ancien sous-marinier s’éclate en Méditerranée. « C’était un grand sportif, témoigne sa fille, Marika Roman. Plus jeune, il avait été champion de boxe. Et il se plaisait à animer les journées des clients de l’hôtel Provençal. »
Les chantiers navals voisins viennent de concevoir un nouveau bateau à traction, plus puissant que les précédents. Alors, « pour blaguer », il chausse ses skis de montagne – environ dix kilos de bois et de fer à chaque pied –, attrape une corde tendue par les copains et tente de s’extirper de l’eau, depuis le ponton.
Il s’enfonce d’abord, sans parvenir à réémerger. Mais ne renonce pas. Il fait allonger et élargir ses spatules, entraîne dans son sillage Emil Petersen, un champion de ski alpin norvégien qu’il a rencontré, en 1931, lors de l’inauguration d’un tremplin de ski.
Un beau jour de 1932, convoquant la presse pour donner de l’écho à leur exploit, les deux compères se lancent à nouveau. Le bateau démarre, la corde se tend, enroulée autour des poignets de Petersen. Et soudain, il émerge sur la Méditerranée, le maillot de bain éclaboussé par l’écume, les jambes bien écartées. Dès le lendemain, la photo fait la une des journaux de la région. Le ski nautique vient de naître, à Juan les Pins.
Mais le développement du Belles Rives est stoppé net par la guerre et les rafles du début de l’année 1942. Juif, Boma Estène préfère fermer l’hôtel pour ne pas se faire arrêter par les Italiens qui envahissent la côte. Il met sa famille à l’abri dans le Gard, sous le faux nom de Dubourdieu. Lui-même se cache à Nice, dans un placard sous un escalier.
L’armistice signé, il revient à Antibes et découvre sa résidence pillée, saccagée. Attaché à la tradition, il la relance en renouant avec l’esprit festif et sportif des débuts : il fait virevolter la jet-set sur des notes de jazz cependant que le club nautique de Juan, au bout du ponton, initie les stars aux joies du ski « de mer ». Parmi elles, Michèle Morgan et Tino Rossi y prennent vite goût.
Le Provençal, aujourd’hui en réfection, et le Belles Rives accueillent les premiers Championnats du monde de la discipline en 1949. Et, quelles années plus tard, Marc Grilli, ancien employé de Léo Roman, prend les rênes du club de ski nautique de l’hôtel, aujourd’hui tenu par sa petite-fille Nathalie.
« Mon grand-père était marin-pêcheur, raconte-t-elle. Il était tout le temps dans l’eau, pilotant le Riva ou donnant des cours avec Léo Roman. Ils avaient fait installer des tremplins en pleine mer pour pouvoir réaliser des figures. Et moi, petite, je venais récupérer les skis ! »
La renommée de la baie est telle que les réalisateurs s’y pressent pour tourner les séquences « extérieures » de leurs films. Elle sert ainsi de décor naturel à « Bonjour tristesse », d’Otto Preminger, avec Jean Seberg, en 1958, et surtout au célèbre générique de la série « Amicalement vôtre », qui met en scène Roger Moore et Tony Curtis s’adonnant au ski nautique, en 1971.
Aujourd’hui encore, les clients de l’hôtel – majoritairement anglais, américains et russes – aiment se faire tracter une dizaine de minutes chaque jour, glissant sur l’eau plane à 30 °C dans le chenal protégé par les vents.
« La sensation de liberté que cela procure n’est comparable à rien d’autre », jure Nathalie, qui a mis en place des initiations dès l’âge de 2 ans. La vitesse est alors limitée à 20 km/h quand, en monoski, le bateau peut pousser jusqu’à 55 km/h.
Les cours pour enfants ont profité à Franck Desboyaux, aujourd’hui skieur professionnel installé en Floride. Profitant d’un séjour au Belles Rives avec ses parents, il s’est jeté à l’eau un jour de pluie, dans le froid. « Le temps qu’il faisait, il s’en moquait !, se souvient Nathalie. Ce gamin en voulait tellement ! On a tout de suite compris qu’il irait loin. »
La relève viendra peut-être de la petite-fille de Marianne Estène-Chauvin. Agée de 2 ans et demi, Valentine ne va plus tarder à suivre sa grand-mère sur les skis !
Guide Shopping Le Parisien
Jeux Gratuits
Mots fléchés
Mots coupés
Mots croisés
Mots mêlés
Kakuro
Sudoku
Codes promo
Services
Profitez des avantages de l’offre numérique
© Le Parisien

source

Catégorisé: