Une biographie consacrée au fondateur du magazine «Actuel» et de Radio Nova restitue dans ses excès et héroïsmes la trajectoire de ce génial patron de presse français
Presse libre et journalisme «gonzo», culture «bis» et amour libre, antiracisme et world music: en trente ans, Jean-François Bizot a soutenu des idées ou courants stylistiques à la marge, inaugurant le grand reportage subjectif, inventant le concept de «sono mondiale» ou défendant le deejaying comme art spécifique. Enfant de mai 1968 devenu porte-drapeau hexagonal de la contre-culture, ce «gauchiste culturel» observé comme le dernier grand patron de presse français fait maintenant l’objet d’une étude réjouissante. Dix ans après sa mort, s’y découvre une figure romanesque, chef de gang visionnaire et tête brûlée – jamais à une contradiction près.
Fin des années 1990. Une pièce de taille moyenne aux baies vitrées et ouvrant sur les toits de Paris, située à l’adresse historique de Radio Nova: 33 rue du Faubourg-Saint-Antoine. Là, comme déversés sur le sol, les tables ou au hasard d’étagères épuisées, des milliers de livres, CD, vinyles, photos, lithographies, VHS, journaux, manuscrits, documents froissés, tachés ou jaunis. Première pensée face à ce désordre impossible: on s’est battu ici! Ou un cambriolage a eu lieu. Non. Ce capharnaüm, c’était le bureau de Jean-François Bizot qu’on découvrait principalement là au soir, un disque des jazzmen Pharoah Sanders ou Yusef Lateef joué à fond, et occupé, cigarette mentholée aux lèvres, à lire, écrire ou donner des ordres bizarres par téléphone.
On s’approchait avec précaution. C’est que «JFB» en imposait. Et lui de nous examiner un instant en silence avant de brusquement nous entretenir de l’une de ses lubies, ponctuant finalement sa logorrhée par un: «Tu vois ce que je veux dire?» Pas vraiment… Et puis on s’arrachait finalement à cet instant comme groggy, les bras chargés d’une pile de disques et romans qu’on avait pour mission d’étudier et surtout commenter auprès du chef dans les prochaines quarante-huit heures. Gare à qui y manquait! Car de vous, le fondateur d’Actuel attendait de «l’hyper», comme il disait. «Hyperinvestissement, curiosité et dévouement.» Vous en étiez incapable? «Alors change de crémerie!», grognait l’intransigeant. C’est qu’à l’école Radio Nova, on faisait avant tout «vœu d’avant-garde». Acceptant contre un maigre salaire de se vouer entièrement à la découverte des courants, audaces ou idées créatives en germe dans l’underground. Et pas seulement ici à Paris! Mais de Lagos à Tokyo ou Kingston. Pour «JFB», la culture était une affaire mondiale sérieuse. La cause d’une vie révoltée.
Une décennie après sa disparition, Jean-François Bizot fait enfin l’objet d’une biographie à sa mesure: dense, érudite, déjantée. Publiée par les journalistes Marina Bellot et Baptiste Etchegaray, elle retrace l’itinéraire d’un garçon issu de la haute bourgeoisie catholique lyonnaise qui, peu avant mai 1968, se détourne d’une carrière toute tracée dans l’industrie chimique pour rallier la rédaction du journal L’Express. Envoyé aux Etats-Unis, il s’y passionne pour le développement d’une contre-culture, puis rentre à Paris investi d’idéaux ou de combats nouveaux: communautés et féminisme, écologie et «Black Power».
«En France on n’a pas dépassé les barricades, les slogans, les militants. Aux Etats-Unis, le rock, l’herbe et l’acide ont amené plus de prolos aux concerts que vous n’en verrez jamais aux meetings de la Mutu», défend-il auprès de Bernard Kouchner ou Michel-Antoine Burnier, qu’il entraîne dans la création d’un journal inspirée de la «free press» anglo-saxonne. C’est Actuel, publication à l’origine consacrée aux musiques alternatives à travers laquelle «la Bize» inaugure son credo: «Le réel d’un monde nouveau est en construction. Décryptons-le!»
Notoirement exigeant, insomniaque, refusant toute pause à ses troupes le dimanche ou les jours fériés, aussi capable de les réveiller à l’aube pour débattre d’une idée ou commander de le rejoindre à une soirée, Bizot encourage ses reporters à «repousser leurs limites» et bouscule la société française en questionnant des sujets tabous – droit à l’avortement, libération sexuelle, pornographie. Triomphe. Actuel à présent déclaré culte, «JFB» entend rénover la bande FM.
En 1981, après avoir fait le siège de l’administration Mitterrand afin qu’elle libéralise les ondes, il crée Nova, station pionnière du grand métissage culturel où se découvrent des sons n’ayant alors droit de citer nulle part ailleurs dans l’Hexagone: le rap new-yorkais et l’afro-beat, la rumba congolaise et la house de Chicago, James Brown, Salif Keita, NTM ou Manu Dibango. A l’instar d’Edouard Baer, Ariel Wizman, Laurent Garnier, Frédéric Taddeï ou Jamel Debbouze, qui y ont fait leurs débuts, quiconque a un jour travaillé au 33, rue du Faubourg Saint-Antoine sous les ordres de Bizot en demeure pour toujours marqué. Durant son règne, Nova n’était en effet pas une simple antenne indépendante amoureuse des marges. Plutôt une université de l’underground chargée d’éveiller et – peut-être – transformer la société.
Marina Bellot et Baptiste Etchegaray, «L’inclassable – D’Actuel à Nova, les cent vies de Jean-François Bizot», Ed. Fayard, 252 p.
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