Avec GEO, partez, chaque mois, à la découverte du monde !
Explorez les plus beaux pays à travers des reportages photo époustouflants et des carnets de voyages étonnants. Un magazine qui vous permet de voir le monde autrement.
Grand Calendrier GEO 2023 – Splendides Lointains
Ces 12 photographies immortalisées par Alessandra Meniconzi, vous transportent dans des horizons lointains et vous révèlent toute la beauté de notre planète.

Tests et jeux
Recommandé par GEO
Pour sentir vibrer l’âme de Maurice, il faut s’éloigner des plages et s’aventurer dans ses terres, ses forêts, ses plantations de canne ou de thé, et ses villages hauts en couleur.
Partager sur :
Un grondement sourd s’empare de la forêt. A l’aplomb d’une faille vertigineuse, la chute d’Alexandra plonge dans le vide avant de se fracasser sur un plateau de roches noires, une cinquantaine de mètres plus bas. L’air du parc national des Gorges de Rivière noire est saturé de vapeur d’eau. Situé dans le sud-est de l’île Maurice, le plus grand parc national du pays couvre un territoire de 6 500 hectares, des rives de l’océan Indien jusqu’à la fière cime du Piton (823 mètres), son point culminant. Ici, ce qui reste de la forêt primaire, détruite à 98 % par le développement agricole, industriel et résidentiel, est protégé depuis bientôt un quart de siècle. Dans cette biosphère magique, racines et lianes disputent leur espace aux macaques crabiers, aux badamiers centenaires et à neuf espèces de volatiles endémiques, telle la perruche de Maurice, au plumage vert, sauvée de l’extinction grâce à un programme de conservation, le discret bulbul, ainsi que la crécerelle locale : l’un des oiseaux les plus rares au monde dans les années 1970, quand l’espèce se réduisait à quatre individus, et qui en compte aujourd’hui plus de 400.
Un foisonnement de jungle qui dénote avec les clichés courant sur l’île Maurice, «queen créole» victime d’un malentendu. Trop souvent, les visiteurs – 1,2 million de touristes chaque année, autant que d’habitants –, ignorant les ressources de cette perle de l’océan Indien, ne rêvent que de farniente sur les plages bordées de filaos du nord-ouest, comme à Trou aux Biches ou Mont Choisy, et de plongée dans un lagon turquoise où les hippocampes flirtent avec les poissons-clowns et les dauphins avec les tortues. Mais il suffit de prendre les chemins de traverse et d’accepter de se perdre dans le dense enchevêtrement des routes et villages, parmi les fumets de rougail, et le long des étals vendant pastèques, litchis, ananas, mangues ou longanes, pour découvrir bien d’autres trésors. Les distances sont courtes – à peine soixante-cinq kilomètres du nord au sud et quarante-cinq d’est en ouest – mais le voyage au bout des sens est assuré. Loin de la capitale, Port Louis, tournée vers le monde et bien connue des entreprises étrangères qui y utilisent les services de ses call centers, on perd alors la notion du temps, cheminant de l’émeraude des champs de canne au noir des feuilles de thé oxydées.
Casquette et treillis verts, visage anguleux sur un corps sec et athlétique taillé par des milliers d’heures de marche dans ce relief accidenté, Paul Moolee sillonne le parc des Gorges de Rivière noire depuis son adolescence. Pour suivre le vétéran – 65 ans – des rangers du sanctuaire, mieux vaut avoir le pied léger. Le canyon a tracé des entailles profondes dans la roche volcanique. Sous la frondaison dense des manguiers et des eucalyptus, il faut éviter les escargots et les pierres glissantes. On trouve ici aussi des goyaviers de Chine, des banians géants des Indes, des anthuriums rouges d’Amérique latine… «Aux côtés du tambalacoque, qui est le vieux sage de notre forêt, beaucoup d’arbres proviennent d’autres pays et continents, explique Paul Moolee. Au fil du temps, importés par bateaux au gré des différentes vagues de colonisation de l’île, des centaines d’essences venues d’Europe, d’Asie, de Madagascar et même du Brésil ont été plantées ici.»
Ici ou là, dans des passages sombres, des feuilles coupantes fouettent le visage des marcheurs. Mais l’effort est récompensé : du kiosque du point de vue Macchabée, après une dernière volée de marches humides, on embrasse un paysage qui porte du piton de la Petite Rivière noire à l’océan.
L’océan. Enivré par l’humus de la forêt primaire, on aurait presque fini par l’oublier. Mais à Maurice, tous les chemins et toutes les mémoires ramènent vers le rivage. C’est là que débarquèrent successivement colons blancs, esclaves africains, coolies indiens et chinois, qui finirent par tisser la maille du multiculturalisme si particulier de ce pays, république indépendante depuis cinquante ans, où l’anglais, langue officielle, côtoie le créole et le français. Dans le Nord-Est, au bout de la route B16, le paisible village de Poudre d’Or en est l’un des creusets. Baptisé en l’honneur d’un sable blond qui a aujourd’hui disparu de son lagon, faisant face aux mangroves de l’île d’Ambre, Poudre d’Or, 4 000 habitants, est un village de pêcheurs aux racines asiatiques, africaines et blanches. La plupart vivent toujours de leurs nasses et de l’hourrite (une petite pieuvre comestible) gaffée tôt le matin sous les roches saillantes.
Dans les ruelles, les jardins fleuris poussent près de maisonnettes peintes de couleurs vives, comme sorties d’une toile naïve du peintre-poète-écrivain Malcolm de Chazal, l’une des figures artistiques de Maurice, disparu en 1981. Des odeurs de vanille se mêlent à celles de poisson grillé. Près de l’embarcadère, l’unique échoppe est tenue par un Chinois. Au bord de l’eau, un petit temple hindouiste, protégé par un tulsi, plante sacrée, est dédié à Ganga, la déesse du grand fleuve indien ; plus loin, quelques ruines de bâtisses en pierre noire rappellent l’époque où les Français, au XVIIe siècle, firent de ce bourg le chef-lieu du «Grand Nord». Et puis il y a cette petite chapelle consacrée à Notre Dame de Fatima, où viennent se recueillir des créoles chrétiennes mais aussi des villageoises en sari attirées par les promesses de fécondité.
«Ici, c’est la Maurice intime que l’on découvre, un endroit propice à la flânerie et aux rencontres», explique la Franco-Mauricienne Shakti Callikan, 38 ans, née à Paris. Depuis 2015, elle dirige My Moris («Maurice», en créole), une association et un site Web dont la vocation est de faire découvrir les richesses méconnues de l’île. Avec son amie Maya De Salle-Essoo, une anthropologue belge séduite par le pays, la jeune femme a identifié quelques lieux privilégiés, «choisis parce qu’ils incarnent les identités croisées qui symbolisent l’esprit mauricien». Poudre d’Or est l’une des «expériences» qu’elle fait vivre aux touristes, au même titre que la visite d’un atelier de tressage traditionnel de feuilles de vacoas dans le district de Grand Port (sud-ouest de l’île) ou une initiation à la ravanne, le tambour emblématique du séga, à Beau Bassin Rose Hill, près de Port Louis.
Fixée sur une stelle dans le centre de Poudre d’Or, une plaque commémore la mémoire du plus célèbre couple de l’île : Paul et Virginie, imaginés par l’écrivain français Bernardin de Saint-Pierre en 1788. Survenu en 1744, à quelques encablures de Poudre d’Or, près de l’île d’Ambre, le naufrage du Saint-Géran, navire de la Compagnie française des Indes orientales, aurait inspiré à l’écrivain la fin tragique de son roman : la noyade de Virginie et le mortel désespoir dans lequel s’enfonça alors son soupirant, ayant échoué à la sauver du naufrage. Des quelque 170 passagers «officiels», seuls neuf survécurent. On ne sait rien en revanche du sort de la trentaine d’esclaves ramenés de Gorée, au Sénégal. «Comprendre Moris tient du travail d’archéologue, explique Shakti Callikan. Il faut parcourir l’espace, remonter dans le temps et suivre un à un les fils de tous ces peuples venus d’ailleurs.»
C’est à Mahébourg, à l’extrême sud de la côte orientale, que s’écrivirent les premiers chapitres du peuplement de l’archipel. Cette capitale oubliée (Port Louis a repris le flambeau en 1735), 16 000 habitants aujourd’hui, régulièrement élue par les lecteurs de l’Express, l’un des grands quotidiens mauriciens, comme la plus populaire de l’île, est construite dans une baie émeraude constellée d’îlots solitaires, dont l’île aux Aigrettes, une réserve naturelle. Sur le front de mer, sous un ciel lavé par les vents du sud, la vue panoramique se perd dans le miroir du plus majestueux des lagons mauriciens. Presque le paysage que découvrirent les téméraires Hollandais qui, les premiers, débarquèrent dans cette passe, un jour de 1598, avant de coloniser l’île à partir de 1638. Ce sont eux qui importèrent ensuite la canne à sucre, des cerfs de Java et les premiers esclaves. Le nom de Maurice, aussi, choisi en l’honneur de leur monarque de l’époque, le prince Maurits van Nassau. Mais l’aventure tourna court pour ces pionniers, qui vécurent une terrible famine les conduisant à exterminer les légendaires dodos, des oiseaux endémiques géants aujourd’hui disparus, devenus un symbole du pays.
A Mahébourg, on trouve encore un monument dédié à ces Hollandais : un obélisque noir frappé du portrait du vice-amiral Van Warwick, le premier à avoir débarqué sur l’île. Mais ce sont les Français, arrivés par le nord du territoire en 1715, neuf ans après le départ du dernier contingent hollandais, qui ont laissé le plus de traces dans la ville, la dotant de larges rues perpendiculaires où résistent quelques anciennes maisons créoles et de nobles bâtiments en pierre comme celui qui accueille le Musée naval. La Compagnie des Indes orientales, entre autres propriétaire du Saint-Géran, comptait rester durablement sur Maurice, rebaptisée alors Isle de France. Ce fut le début d’une période de domination sans partage, nourrie par l’arrivée d’aventuriers venus par centaines de Bretagne, de Vendée et de Lorraine, et l’importation en masse d’esclaves déportés depuis le continent africain, 45 000 pour 50 000 habitants à la fin du XVIIIe siècle. Mais, en 1810, la France s’inclina militairement face aux Anglais, leur cédant la souveraineté sur ce carrefour de l’océan Indien, jusqu’à l’indépendance de Maurice en 1968. De leur passage, Mahébourg conserve un pont métallique – le plus long de l’île (152 mètres) – qui enjambe la rivière la Chaux.
Ruk Shay, 24 ans, un enfant de «Mahé», est guide régulier pour touristes et auteur d’un court-métrage sur sa ville. Pour lui, «elle est comme une vieille dame qui a tenu à conserver les habits de son glorieux passé». Le marché qui se tient chaque lundi face à la baie se pare de pommes d’amour (tomates), lalos (connus aussi sous le nom de gombos), patoles (famille des courgettes), sousous (cucurbitacée appelée chouchous à La Réunion), fruits de la passion, de goyaves de Chine, mangues, noix de coco… Ici, point d’oranges importées par conteneurs depuis l’Afrique du Sud ou de pommes de terre indiennes, mais des produits lakour (espaces entourant la maison en créole), à savoir sortis des jardins ruraux. La vieille dame de Maurice a bon goût… jusqu’à ses dholl puri (des crêpes d’origine indienne) servies avec un chutney de coco.
Sur la route qui suit le littoral accidenté de la côte sud, à une soixantaine kilomètres de Mahébourg, on aperçoit comme une voile de pierre entourée par l’océan : le morne Brabant. L’image la plus emblématique de l’île Maurice. Et aussi la plus tragique. On dit qu’à certaines heures du jour, le tracé sombre du dôme basaltique évoque le profil tourmenté d’un visage, tourné vers l’ouest et les rives du continent noir, à plus de 2 500 kilomètres de là. Au milieu du XVIIIe siècle, des esclaves fugitifs se réfugièrent dans des grottes qui percent les flancs du pain de sucre. Refusant de se rendre aux Français, ces «marrons» auraient choisi de se jeter dans les flots. Légende ou réalité ? Des anthropologues et des archéologues de l’université de Maurice ont effectué des recherches en 2003, mais n’ont pas pu démontrer la véracité de ce récit. En tout cas, le morne Brabant est devenu «un symbole de résistance contre l’esclavage», commente l’historienne Vijaya Teelock. C’est ici aussi que le séga, bande-son du pays, est né. Au pied du morne, un petit parc arboré entretient cette mémoire, avec le monument de la Route des esclaves inauguré en 2009 par le gouvernement avec le soutien de l’Unesco. Depuis une dizaine d’années, chaque 1er février, jour de l’abolition de l’esclavage à Maurice (1835), on y installe une nouvelle sculpture : ces sentinelles de métal et de pierre veillent en arc de cercle sur une dalle de marbre blanc, où quatre textes en créole ont été gravés dans la pierre. L’un d’eux reprend les paroles d’une célèbre chanson de séga : «kamye ena ti monte lao le Morn laba prefere zete alok kontan liberte […] list war ena valer me li la pou fer reflesi» (« Combien sont montés sur les hauts du morne là-bas, ont préféré se jeter, pour l’amour de la liberté […])
Eric Guimbeau, 57 ans, propriétaire du groupe Saint Aubin, leader de l’industrie cannière mauricienne, descend d’un armateur vendéen arrivé à la fin du XVIIIe siècle et qui fit fortune dans le sucre. «Nous ne pouvons pas payer pour ce que nos ancêtres ont fait et pour ce que nous possédons», souligne cet ancien député pour le Parti social démocrate mauricien. Sa circonscription : Curepipe, la seconde ville du pays, 85 000 habitants, juchée sur un plateau du centre de l’île, à 500 mètres d’altitude, souvent balayé par des pluies violentes. Le notable «gros-blanc», comme on appelle ici les descendants des colons français, reçoit dans son vaste domaine boisé des Aubineaux, dans le quartier de Forest Side. La maison familiale bâtie en 1872 est un modèle d’architecture coloniale française du XIXe siècle : un toit de tuiles noires sur une vénérable charpente d’ébène ; une longue façade blanche sur trois niveaux, des volets bleu azur sous une varangue, la véranda de bois typique des bâtisses créoles mauriciennes.
Plusieurs vieilles familles de gros-blancs vivent à Curepipe. La plupart d’entre eux y déménagèrent pour fuir l’épidémie de malaria qui s’était abattue sur Port Louis en 1867. Leurs descendants ont presque tous usé leurs fonds de culottes sur les bancs du Collège royal, une prestigieuse institution. La «ville lumière» – Curepipe est la première municipalité mauricienne à avoir bénéficié de l’électricité – est aujourd’hui un havre apprécié des expatriés, notamment ceux qui travaillent pour les multiples sociétés de services financiers de l’île. Eric Guimbeau a lui-même assisté et participé à la mutation économique de l’île. «Depuis le début des années 2000, l’évolution chaotique des cours du sucre puis la fin des quotas ont poussé la plupart des grands propriétaires à se reconvertir», explique-t-il. Les gros-blancs ont ainsi investi dans l’immobilier de prestige, les centres commerciaux ou l’hôtellerie de luxe. Eric Guimbeau, lui, a choisi de «valoriser le patrimoine familial». Ouverte en 2013, sa «route du thé» permet de sillonner en voiture le sud de l’île depuis son domaine des Aubineaux, avec deux étapes clés : d’abord Bois Chéri, à dix-huit kilomètres de Curepipe, et son usine de thé fondée par des Anglais au XIXe siècle puis rachetée par la famille Guimbeau en 1952 ; ensuite la distillerie de Saint Aubin, une maison familiale datant de 1819, parée d’une fabrique de rhum agricole et d’une «maison de la vanille».
A Bois Chéri, le bruit sec et lancinant des machines mêlé à l’odeur âcre du thé humide perpétuent la tradition du flétrissage, séchage et tamisage des feuilles tout juste cueillies. Dans la grande salle du musée adjacent, d’antiques machines côtoient l’argenterie de services à thé vieux de 150 ans. Plus loin, une sinueuse allée de palmiers conduit à un charmant chalet en bois, qui domine les draps verts des champs de thé et un ancien cratère rempli d’eau. Le vieux relais de chasse sert de centre de dégustation et de restauration gastronomique où l’on accommode poulet et crevettes avec le thé le plus célébré de l’île.
C’est dans une tout autre époque que semble être coincée la petite ville de Crève Cœur, à une quinzaine de kilomètres de route à l’est de Port Louis. Ici, ce sont les années 1950. Des petites maisons aux escaliers cirés. Des femmes parées de grands chapeaux qui lavent leurs légumes dans un bassin ; des gamins dont les voix percent depuis le bâtiment de l’école primaire ; des familles qui remontent à pied vers un hameau, situé plus haut, sur les flancs du Pieter Both, fière montagne mauricienne culminant à 820 mètres. Ce bourg de 5 000 habitants, à 300 mètres d’altitude, est l’un des plus isolés et pittoresques de l’île. Dans les champs en damier, oignons, ail, lalos, courgettes, patates et manioc sont souvent cultivés par des paysans aux racines indiennes. Vingt ans après avoir remplacé les Français à Maurice, abolition de l’esclavage oblige, les Anglais furent privés de travailleurs africains serviles rompus à la coupe des cannes. Recrutés sous «contrats» dans les régions les plus pauvres du Raj, Bihar, Madras, Bombay ou Calcutta, des milliers de paysans indiens furent alors acheminés par bateau jusqu’à Maurice. Ces nouvelles cohortes d’ouvriers agricoles fournirent la main-d’œuvre «libre» de l’apogée du sucre mauricien. Les descendants de cette troisième vague migratoire représentent aujourd’hui plus de la moitié de la population mauricienne. Crève Cœur en est un témoin. Sur la route principale, Ritesh Kallychurun, 40 ans, président du conseil de village – l’un des 130 de l’île –, tient une petite boutique d’alimentation. Descendant lui-même d’ancêtres indiens débarqués à la fin du XIXe siècle, il connaît chaque famille du coin. «Nous sommes tous des enfants de planteurs de canne, explique-t-il. Mais depuis vingt ans, avec la baisse du cours du sucre et la mécanisation des récoltes, il a fallu survivre autrement. Cultiver oeillets, gueules-de-loup [muflier], glaïeuls, mais aussi carottes, haricots, choux-fleurs et concombres sur nos propres lopins.»
Tôt le matin, dans la brume humide de l’altitude, maraîchers et horticulteurs de Crève Cœur s’affairent avant de partir vendre leurs récoltes au marché central de Port Louis. Moto-remorque et minibus rejoignent la longue cohorte des véhicules qui convergent vers la plus grande cité portuaire – et la capitale – de la république. Deux heures, parfois, pour faire dix à quinze kilomètres… Certains préfèrent la marche, un parapluie toujours glissé dans un sac à dos.
Aux portes du marché central et ventre de Port Louis, un noble portail ceinturé de gigantesques pagodes colorées enjambe la route Royale. Dans ses ruelles grouillantes, où trois vendeurs à vélo distribuent toujours les 700 exemplaires du China Times, quotidien local écrit en chinois, le Chinatown témoigne de la dernière vague de peuplement de Maurice. Entamée au milieu du XVIIIe siècle par les premiers coolies venus du sud-est de la Chine, cette ultime migration a déversé sur l’île des bataillons de Foukiénois (du Fujian) et Cantonais qui se sont d’emblée spécialisés dans le commerce des produits débarqués des bateaux. Frêle et discrète, Gloria Lee, 49 ans, s’active dans son petit snack de la rue de l’Arsenal. Issue d’une famille venue de Chine au début du XXe siècle, elle se débat pour servir les nombreux clients matinaux. Sauté de mines (nouilles) au poulet, bol renversé, bœuf au gingembre, gato zinzli (gâteau aux graines de sésame)… certains sont venus de loin pour déguster ses plats sino-mauriciens. Profitant d’une courte pause, Gloria se souvient du modeste magasin de son père, à Baie du Tombeau, au nord de la capitale. «Dès l’ouverture, les gens venaient acheter le pain, le journal et les fournitures scolaires, raconte-t-elle. Avant que n’ouvrent les nouveaux malls, ces échoppes étaient l’unique lieu d’approvisionnement sur l’île.»
Les malls, comme celui de Bagatelle, un gigantesque centre commercial inauguré en 2011 sur les hauteurs de Port Louis, sont un symbole du miracle économique vécu par Maurice depuis son indépendance, en 1968. Alors que beaucoup lui prédisaient un avenir sombre, le pays a connu une croissance continue de son PIB, portée par la canne à sucre, puis l’essor du tourisme de luxe et des services, notamment bancaires, en raison des multiples avantages et montages fiscaux offerts aux investisseurs. La richesse globale du pays est passée de 686 millions à 12,4 milliards en dollars constants entre 1978 et 2017, et le revenu national brut par habitant a bondi de 1 000 dollars par an à près de 10 000 aujourd’hui. Mais son économie, régulièrement notée comme la plus performante et libre d’Afrique par l’index de l’influent think tank conservateur américain de la Heritage Foundation, est à la recherche d’un second souffle. Un récent rapport de la Banque mondiale montre que les écarts de richesse se creusent, 42 % des moins de 25 ans sont sans emploi formel et une famille sur dix vit encore sous le seuil de pauvreté, par exemple à Karo Kalyptis ou Batimarais, quartiers populaires de la capitale.
Pour l’intellectuel et écrivain mauricien Jean-Claude Lestrac, le vrai miracle de Maurice n’est pas son économie, mais la capacité de sa population à vivre ensemble. «Au moment de son indépendance, l’île était encore divisée sur tous les plans, ethnique, politique et religieux, explique-t-il. Cinquante ans plus tard, la coexistence pacifique a eu raison de la plupart de ces clivages. » A Sainte-Croix, en banlieue de Port Louis, le pèlerinage du Père Laval est l’un des meilleurs symboles de cette harmonie. Chaque 9 septembre, plus de 150 000 Mauriciens viennent se recueillir devant le caveau de Jacques-Désiré Laval, ce médecin français et missionnaire spiritain décédé sur l’île en 1864 et béatifié en 1979. Devant la fière église dressée comme une flèche blanche dans le ciel, l’hommage collectif a des allures de fête nationale. Pendant deux jours, messes et prières s’enchaînent dans une ambiance joyeuse où transpirent ferveur et dévotion. Sur le parvis, des pères portent leurs enfants sur les épaules, les anciens déplient leurs chaises, des femmes se serrent en grappes bariolées. Pour l’occasion, chacun a sorti son plus bel habit : robes blanches et costumes sombres pour les couples créoles, saris pour les habitantes d’origine indienne, tuniques d’apparat des enfants chinois… toutes les générations, communautés et catégories sociales de l’île sont là. Ils ne sont pas tous chrétiens, loin de là, mais chacun est venu partager ce grand rite. Et lorsqu’un prêtre entonne soudain un chant en créole, tous reprennent ses paroles. Au milieu des bougies et des fleurs, ce chœur à l’unisson transcende les croyances et les couleurs de peau. Un voyage. Un autre. Il y en a tant à faire sur l’île Maurice.
Les dessous de la reine créole, un reportage d’Olivier Piot (texte) et Tommy Trenchard (photos) paru dans le magazine GEO de novembre 2018 (n° 477, île Maurice).
À LIRE AUSSI
⋙ L’île Maurice loin des plages : ses forêts, ses villages…
⋙ Ile Maurice : les bons plans de nos reporters
⋙ L’île Maurice, ses plages, ses forêts… et sa politique fiscale
⋙ Ile Maurice : la recette des achards de légumes
Chaque jour, les dernières actualités GEO
PHOTO DU JOUR
Où a été prise cette photo ?
Tommy Trenchard / REA
Tommy Trenchard / REA
Tommy Trenchard / REA
Tommy Trenchard / REA
CPPAP : 0322 W 90268 – © PRISMA MEDIA – GROUPE VIVENDI 2023 TOUS DROITS RÉSERVÉS

source

Catégorisé: