Investigation
© Tous droits réservés
Pour son émission de ce mercredi soir, Investigation se concentre sur Lucien D’Onofrio. Une instruction judiciaire pour blanchiment visant l’ancien homme fort du Standard a été ouverte par le parquet fédéral il y a deux ans. Entre 2014 et 2018, Lucien D’Onofrio a réceptionné, sur deux comptes belges, plus de 9,5 millions d’euros venant de sources étrangères suspectes. Une partie de ces fonds aurait été blanchie dans des montres et des véhicules de luxe, un Van Gogh, de l’immobilier, en Bourse et dans différentes entreprises liégeoises.
Un document rare que l’émission #Investigation et Le Vif ont pu consulter montre les opérations financières réalisées par l’ex-patron du Standard de Liège de 2014 à 2018 via ses deux principaux comptes bancaires belges : le sien et celui de sa société Podium. Ce document, c’est un rapport confidentiel de mars 2019 de la Cellule de traitement des informations financières (CTIF), l’organe indépendant qui lutte contre le blanchiment d’argent. Sur ces cinq années analysées par la CTIF, un total de 9.532.101 euros provenant de l’étranger a approvisionné les deux comptes belges contrôlés par Lucien D’Onofrio à la BNP Paribas Fortis.
Les fonds qui alimentent le compte de Podium proviennent de la société portugaise Gestifute, du célèbre agent de joueurs Jorge Mendes (2,255 millions d’euros de 2015 à 2016). Ils émanent aussi de la société autrichienne Temple Management Consulting d’un autre agent portugais, Joao Almeida (1,5 million d’euros en 2017), ainsi que de Prestige Sports Management Limited (1,3 million d’euros en 2015), une autre société contrôlée par Almeida basée à Londres. Total : 5,055 millions d’euros facturés par Podium. Mendes, Almeida et D’Onofrio apparaissent tous les trois dans le scandale des Football Leaks.
Les fonds qui approvisionnent le compte privé de Lucien D’Onofrio proviennent de ses comptes personnels en Suisse (3,28 millions d’euros de 2014 à 2018) et au Portugal (350.000 euros en 2015), ainsi que du compte suisse de sa société Alalunga établie au Liechtenstein (847.101 euros en 2017). C’est donc, au total, 4,5 millions d’euros dont l’origine des fonds est, cette fois, totalement inconnue – il s’agit de virements sans facture de compte privé à compte privé, pour l’essentiel – qui ont atterri sur le compte privé belge de D’Onofrio.
La CTIF “déduit” – sans doute un peu vite – que “tout ou partie” des 9,5 millions venus de l’étranger garnir les comptes belges de D’Onofrio et Podium “résulte de faits de criminalité organisée en lien avec les affaires des Football Leaks”. Cela reste à démontrer. Et si tel était le cas, ce serait plutôt une partie que le tout. Car selon Me Delbouille, l’avocat de Lucien D’Onofrio, toutes les prestations de Podium “ont été contrôlées par des autorités judiciaires et/ou fiscales”.
On l’a vu, ce sont surtout les 4,5 millions d’euros d’origine inconnue, versés depuis la Suisse et le Portugal sur le compte privé de Lucien D’Onofrio, qui posent question. D’autant qu’une partie de ces fonds suspects a en quelque sorte “contaminé” le compte de Podium : sur les cinq ans analysés par la CTIF, 2,8 millions d’euros ont été transférés du compte privé de D’Onofrio vers le compte de Podium, sous la forme “d’avances”.
Du coup, toutes les dépenses réalisées via ces deux comptes constituent potentiellement des opérations de blanchiment. Or ces 4,5 millions ont été investis par D’Onofrio et Podium dans des montres et des voitures de luxe, des œuvres d’art, de l’immobilier, en Bourse et dans différentes sociétés liégeoises. Plusieurs prêts suspects, parce qu’a priori non remboursés ou accordés à des personnes “politiquement exposées”, ont également été épinglés par la cellule anti-blanchiment.
De l’examen effectué par la cellule apparaissent des indices sérieux de blanchiment de capitaux provenant de la criminalité organisée.
Cette dernière conclut d’ailleurs son rapport de manière cinglante : “De l’examen effectué par la cellule apparaissent des indices sérieux de blanchiment de capitaux provenant de la criminalité organisée.” Des indices tellement sérieux que la CTIF a transmis son rapport au procureur fédéral Frédéric Van Leeuw, en mars 2019. Le parquet fédéral a alors ouvert une information judiciaire, puis mis le dossier à l’instruction. Le domicile de Lucien D’Onofrio a été perquisitionné l’an dernier et l’enquête est toujours en cours car de nombreuses transactions épinglées par la CTIF doivent encore être vérifiées.
Parmi elles, d’étranges prêts accordés à ce que les banques appellent des “PEP”: des personnes exposées politiquement. “Il s’agit de personnages politiques influents ou des proches de ces personnages politiques. Ça peut être un frère, un ami proche…”, précise Eric Vernier, docteur en sciences de gestion et expert anti-blanchiment. “Les banques doivent mettre en place des procédures renforcées de vigilance pour les PEP, c’est-à-dire regarder de plus près encore les comptes et les opérations de ces personnes.” En effet, le risque de corruption ou de criminalité financière est beaucoup plus élevé chez les individus qui ont accès au pouvoir politique.
Trois personnes politiquement exposées au moment des prêts apparaissent dans le rapport de la CTIF. Il s’agit d’Alain Courtois, alors premier échevin libéral à Bruxelles et député au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, d’Yves Bacquelaine, frère du ministre MR des pensions Daniel Bacquelaine, et de Gaetano Lana, entrepreneur ansois et homme de confiance de Stéphane Moreau, alors bourgmestre PS d’Ans et patron de Nethys.
Alain Courtois (prêt). La société Podium a prêté 70.000 euros à Alain Courtois au cours de l’été 2015. “C’est un prêt privé que j’ai contracté avec Monsieur D’Onofrio, confirme le libéral. J’avais un problème d’impôts à payer, il m’a aidé. Voilà, point. Il n’y a pas grand monde à qui je peux demander une somme pareille.” Alain Courtois n’a pas encore remboursé complètement Lucien D’Onofrio. En août 2022, sept ans après l’octroi de ce prêt, il lui devait encore 21.000 euros, principalement des intérêts. Car Lucien D’Onofrio ne perd pas le nord : le taux du prêt serait de 7% par an !
Yves Bacquelaine (prêt). Le frère de l’ex-ministre MR fédéral des pensions Daniel Bacquelaine a, lui, reçu 80.000 euros de Podium en 2018. Il dit également que c’était un emprunt destiné à payer ses impôts, et qu’il l’a remboursé intégralement. Il n’a pas accepté de nous montrer les preuves du remboursement. Son frère Daniel déclare “très radicalement” qu’il n’était pas du tout au courant de ce prêt de D’Onofrio à son frère Yves.
Gaetano Lana (prêt). Plus surprenant encore est ce prêt de 300.000 euros accordé en 2015 par Podium à Gaetano Lana, l’entrepreneur ansois proche de Stéphane Moreau. En 2007, Lana et Moreau s’étaient associés pour créer la société GLM Invest. Et en 2010, ils avaient le projet d’investir dans l’immobilier à Chypre. La CTIF n’a trouvé aucune trace de remboursement de ce prêt en 2016, 2017 et 2018. “Il est possible de prêter de l’argent et de demander le remboursement dans cinq ou six ans, mais c’est assez rare, surtout entre particuliers”, s’étonne Eric Vernier. Au téléphone, Gaetano Lana nous a raccroché au nez dès la simple évocation de ce prêt. Stéphane Moreau n’a pas donné suite à nos appels.
Expert judiciaire (prêt). Une autre transaction intrigue la CTIF : un prêt de 150.000 euros accordé par Lucien D’Onofrio en 2017 à un expert-comptable, P.G., qui est également expert judiciaire à Liège. Aucun remboursement n’apparaît au cours de l’année 2018, qui suit celle du prêt. P.G. justifie cet emprunt par “des projets personnels” qu’il n’a pas souhaité préciser. Il déclare que “tout a été remboursé, en deux ou trois tranches”. Il ne nous a cependant pas recontactés, comme prévu, afin de nous montrer les preuves de remboursement. Ayant eu vent de ce prêt, la justice liégeoise a décidé de ne plus attribuer de nouvelles missions à P.G.
Montres de luxe. Lucien D’Onofrio aurait également acheté en 2017 et en 2018, à quelques mois d’intervalle, deux montres de luxe Chopard à 50.000 euros pièce. Elles ont été payées à une vieille connaissance : Maria Luisa Rizzoli, une comtesse italienne établie à Monaco. Il s’agit de l’ex-compagne de Rolland Courbis, un entraîneur français condamné avec Lucien D’Onofrio dans plusieurs affaires judiciaires liées au football en France. La comtesse Rizzoli n’a jamais été bijoutière. Elle a aujourd’hui 90 ans et est “très fatiguée”, selon Rolland Courbis, fort surpris qu’elle ait pu vendre des montres il y a cinq ans à Lucien D’Onofrio. Nos tentatives de joindre Maria Luisa Rizzoli n’ont pas abouti.
Transaction pénale. Un des mouvements de fonds les plus surprenants épinglés par la CTIF est sans doute le virement, le 24 juillet 2015, de 251.376 euros du compte de Lucien D’Onofrio vers le SPF Finances. En communication, il est précisé qu’il s’agit d’un paiement lié à une “transaction pénale” entre Lucien D’Onofrio et le parquet de Liège. C’est en fait une partie du montant de 1.351.376 euros que Lucien D’Onofrio a accepté de payer, à titre personnel, pour éviter un procès pénal dans le cadre de l’affaire “Standard de Liège”. Le montant global de la transaction pénale payée par Lucien D’Onofrio avoisinait 1,6 million d’euros, car outre D’Onofrio, quatre de ses sociétés écran étaient poursuivies et ont aussi payé pour éviter d’être jugées.
Entreprises liégeoises. La cellule anti-blanchiment recense également une série d’investissements dans des entreprises liégeoises, suspectées d’être les réceptacles potentiels de fonds occultes : Mithra (1,4 million d’euros), une holding active dans l’horeca (1,3 million d’euros), un restaurant à Tilff (773.000 euros), le RFC Sérésien (740.000 euros), la société de gardiennage Protection Unit (350.000 euros), le festival Les Ardentes (250.000 euros)…
Train de vie. Enfin, le train de vie de Lucien D’Onofrio engendre des dépenses elles aussi suspectées de blanchiment par la CTIF. Il voyage en jet privé avec les sociétés PrivateFly et Yellow, la boîte créée par Marc Wilmots et son épouse. Il commande une Lamborghini à Bruxelles, s’achète une BMW à Waterloo, une Audi à Aix-la-Chapelle… Il s’offre des œuvres d’art dans une galerie de Knokke pour 188.000 euros, dont un acompte de 101.000 euros pour un Van Gogh…
Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le Journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles et en collaboration avec Le Vif.
 
Copyright © 2023 RTBF

source

Catégorisé: