Pôle environnement
Les drapeaux de Singapour, du Canada et du Québec pendouillent sur leur mât dans le hall d’entrée. Derrière le mobilier de pierre marbrée, une porte s’ouvre sur un immense garage, où s’activent des dizaines de techniciens. Ils entretiennent, réparent ou inspectent des avions d’affaires. C’est salle comble : pas un seul appareil supplémentaire ne pourrait se loger sur le plancher, qui brille de propreté.
« Les derniers mois ont été incroyables. Nous avons quadruplé la taille de nos installations, mais c’est quand même plein ! » lance avec enthousiasme Simon Wayne. Cet Australien d’origine, habillé d’un élégant complet gris et de souliers cirés, est le patron du centre de services de Bombardier à Singapour, qui sert l’Extrême-Orient, le sous-continent indien et l’Océanie.
Après s’être départi, dans les dernières années, de la célèbre CSeries et de plusieurs autres appareils de son catalogue, Bombardier Aéronautique se consacre uniquement aux avions d’affaires depuis juin 2020. Et, pour l’entreprise soutenue à coups de centaines de millions par Québec et Ottawa, ce créneau destiné à une richissime clientèle connaît un succès retentissant.
Une technicienne de Bombardier inspecte un réacteur. L’immense garage aéronautique, qui emploie 260 personnes, est devenu en juin dernier la plus grande installation vouée à l’entretien des jets privés en Asie, tous constructeurs aériens confondus.
L’immense garage aéronautique, qui emploie 260 personnes, est devenu en juin dernier la plus grande installation vouée à l’entretien d’avions privés en Asie, tous constructeurs confondus. « La flotte d’avions d’affaires la plus nombreuse dans la région Asie-Pacifique est celle de Bombardier », souligne M. Wayne, qui vit à Singapour avec sa famille depuis 14 ans.
Sur le plancher, un technicien vaporise une pièce de carlingue et la frotte. Dans une autre salle, des peintres refont une beauté à un appareil qui vient de changer de propriétaire. Une odeur de solvant flotte dans l’air. Certains avions sont démontés de fond en comble pour une remise à neuf de la mécanique. D’autres voient leur finition intérieure remise au goût du jour.
Les propriétaires d’avions privés soucieux de l’environnement y trouveront leur compte : le centre de services intègre des panneaux solaires et des bornes de recharge pour les voitures électriques. M. Wayne l’assure : Bombardier tente d’être « aussi verte que possible ». Elle offre d’ailleurs à ses clients un mélange de kérosène qui contient du carburant durable.
Dix jours avant le passage du Devoir, c’était le Grand Prix de Formule 1 qui s’arrêtait dans la cité-État, située à la pointe de la péninsule malaise. Les techniciens travaillaient jour et nuit pour faire l’entretien des avions des nombreux clients du fleuron québécois qui étaient en visite à Singapour. Ils ont notamment aidé Sergio Pérez, le vainqueur de la course, à repartir du pays à bord d’un appareil Bombardier avec son trophée. « C’était leur manière de soutenir le gagnant », souligne M. Wayne en riant.
Le Grand Prix « rassemble les milliardaires de différentes régions, que ce soit de la Chine, de l’Indonésie ou de l’Inde : tout le monde s’y rejoint », explique Jean-Christophe Gallagher, le vice-président de Bombardier responsable du service à la clientèle, qui s’était rendu à Singapour pour la course en compagnie du p.-d.g. de l’entreprise, Éric Martel. La haute direction s’était donné comme mission de sonder la satisfaction de sa clientèle, mais aussi de recruter de nouveaux acheteurs, raconte M. Gallagher en visioconférence depuis Montréal.
Des bateaux de luxes sont alignés à Keppel Bay, un des quartiers les plus riches de Singapour. Rendue célèbre par le film «Crazy Rich à Singapour», l’île hébergera 700000 millionnaires en 2030, soit 13% de sa population (contre environ 4% au Canada actuellement).
Le vice-président, encore sous le coup du décalage horaire causé par sa récente virée en Asie, ne pourrait être plus satisfait de la présence de Bombardier à Singapour, qui remonte à 2014. À l’époque, le gouvernement de Lee Hsien Loong avait déroulé le tapis rouge à l’entreprise. Une agence paragouvernementale de développement économique avait aidé Bombardier à louer un espace, à trouver un entrepreneur en construction et à recruter de la main-d’oeuvre qualifiée.
« Avoir un interlocuteur comme ça, qui met en place tous les éléments à ta place, ça rend les choses tellement plus simples. Selon moi, ce soutien-là des gens qui veulent brasser des affaires, c’est la clé du succès de Singapour », fait valoir M. Gallagher. La cité du lion dispense par ailleurs le constructeur aérien de toute taxe sur les services qu’elle offre aux propriétaires d’appareils privés.
Bombardier n’est pas la seule entreprise québécoise à s’intéresser à Singapour. Depuis le mois d’avril, une trentaine de sociétés y ont dépêché des représentants dans le cadre de missions économiques, souligne René Sylvestre, le chef de la délégation québécoise établie là depuis 2018. « C’est énorme ! » dit-il par-dessus le brouhaha d’un chic bistrot du centre-ville.
L’Asie du Sud-Est prend une place de plus en plus importante dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Les multinationales y implantent de nouveaux secteurs, comme l’électronique (en Malaisie) ou l’automobile (en Thaïlande). « Et Singapour, c’est le centre de cette grande roue. Ici, on échange de l’énergie, des produits, des services », indique M. Sylvestre, qui détient une maîtrise en administration des affaires de la National University of Singapore.
Depuis quelques années, l’ex-colonie britannique — en éternelle compétition avec Hong Kong, sa jumelle rivale — prend une place de plus en plus importante dans l’échiquier économique mondial. Les récentes turbulences à Hong Kong et à Taïwan créent d’ailleurs un afflux de richesse vers Singapour, l’un des rares pays asiatiques où les investisseurs étrangers savent qu’ils vont retrouver un État de droit et une lutte sans merci contre la corruption. L’anglais — langue commune de ce pays multiculturel — est un autre facteur d’attraction.
Des navires transportant du pétrole et des conteneurs attendent dans le détroit de Singapour. Au premier plan, plusieurs édifices du Central Business District (CBD). Le port de Singapour est aujourd’hui le second en importance dans le monde, après celui de Shanghai.
Dès la création de la Singapour moderne par l’administrateur colonial Thomas Stamford Raffles, en 1819, le pays bénéficie d’une situation géographique névralgique. Les navires qui contournent l’Asie du Sud-Est passent par un détroit devant la cité. Le port de Singapour est aujourd’hui le deuxième en importance dans le monde, après celui de Shanghai. Une multitude d’entreprises gravitent autour de ce carrefour commercial majeur.
Par ailleurs, d’importantes raffineries sont établies sur l’île de Jurong, au sud-ouest de Singapour. Cette île entièrement industrielle a été créée par la réunion de sept îlots, dont la superficie initiale a été triplée au moyen de remblayage. L’économie de la « ville jardin » dépend donc étroitement du raffinage de l’or noir du Moyen-Orient, à destination du Japon ou de la Chine.
Dans le quartier des affaires, à l’heure du lunch ou en fin de journée, une foule de professionnels bien habillés prennent d’assaut les trottoirs. Singapour est aussi une place financière majeure à l’échelle mondiale. Du haut de son bureau, au 19e étage d’un gratte-ciel rutilant, Jonathan Denis-Jacob bénéficie d’une vue imprenable sur la cité-État, dont la force de frappe économique l’impressionne beaucoup.
« Singapour est un endroit fascinant. Les principales réalisations accomplies depuis l’indépendance du pays découlent principalement du modèle de gouvernance, c’est vraiment ça qui change tout », indique ce Québécois, directeur de la consultation chez Colliers, une multinationale de l’immobilier, qui vit ici depuis six ans avec sa femme, une Singapourienne.
Quel modèle de gouvernance ? En premier lieu, explique-t-il, le gouvernement possède la quasi-totalité du petit territoire national. « Tous ces bouts de terrain là que vous voyez, ce sont des baux emphytéotiques de 99 ans », souligne-t-il en désignant le quartier des affaires à travers sa fenêtre. L’État conserve ainsi sa mainmise totale sur son développement territorial, mais peut aussi engranger d’importants bénéfices sur une même parcelle de terre à plusieurs reprises au fil des décennies.
En deuxième lieu, indique M. Denis-Jacob, Singapour dégage d’importants revenus grâce à ses nombreuses sociétés d’État, qui remplissent des mandats variés, liés à l’eau potable, à l’industrie, à la finance, aux activités portuaires, etc. Ces organisations ne sont pas des ministères, mais se voient néanmoins parfois attribuer des pouvoirs en vertu de la loi. Elles ont le mandat de générer des profits, sauf exception.
Le gouvernement de Singapour possède la quasi-totalité du petit territoire national. Les zones et leurs usages y sont organisés au mètre près. Au premier plan, les toits rouges du quartier historique de Chinatown, en arrière duquel se dressent les tours de l’imposant Pinnacle@Duxton, le plus ambitieux des projets de logements sociaux du gouvernement. En arrière-plan, sur la gauche et la droite, on aperçoit les grues des terminaux portuaires de Tanjong Pagar et Pasir Panjang, et au centre l’île de Sentosa avec ses parcs d’attractions, sa plage et ses hôtels de luxe. Enfin, tout au fond, on devine l’île de Bukom et la raffinerie de l’entreprise Shell.
En troisième lieu, l’État est actionnaire majoritaire de la plupart des grandes entreprises nationales cotées en Bourse. Le gouvernement réalise ces investissements par l’intermédiaire de ses deux fonds souverains, GIC et Temasek, dont la valeur combinée est estimée à 1000 milliards de dollars. « L’État a des mécanismes légaux et financiers pour générer des revenus à perpétuité, sans dépendre uniquement de la taxation », résume M. Denis-Jacob.
Ces recettes donnent le luxe à l’État de subventionner certains services publics, dont son programme unique au monde de logement social — déficitaire de quatre milliards de dollars l’an dernier —, qui héberge la grande majorité de la population.
À plusieurs égards, la richesse de Singapour lubrifie donc la mutation effrénée de son territoire. D’ailleurs, il y a quelques décennies à peine, les environs de l’aéroport de Seletar — où se trouvent aujourd’hui Bombardier, Bell Helicopter, Rolls-Royce et Pratt & Whitney — étaient fréquentés par les Orang Seletar, une communauté malaise vivant en nomade dans les mangroves. Il est maintenant impératif d’y faire des affaires d’une manière « respectueuse de l’histoire et de la tradition locales », selon M. Wayne.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.
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