Il était bien question, de temps en temps, du passage de Picasso à Royan en 1939. Il y avait, au musée de Pontaillac, une pâle reproduction de « Café à Royan », toile réalisée en 1940 représentant le Café des Bains. Des auteurs locaux regrettaient que la ville n’en fasse pas plus de cas. Puis, en 2012, paru, signé Gérard Dufaud, « Picasso, un réfugié à Royan, 1939-1940 » (2) .
Cet ouvrage, très documenté, largement illustré, comblait un manque, car aucun historien d’art n’avait dévoilé cette période royannaise 1939-1940. Le livre bénéficiait d’une longue préface, écrite en une suite de phrases joliment colorées arc-en-ciel, de la main de Maya Picasso, fille du peintre. La parution fit grand bruit et d’aucuns proposèrent d’en faire l’objet d’une exposition au musée de Royan. En 2014, celle-ci devait accueillir 20 000 visiteurs, plus que d’habitants dans la ville… Quelle aventure !
Gérard Dufaud, galeriste à Cognac, courtier d’art, gestionnaire de collections et organisateur d’expositions, était devenu l’ami du peintre Gilbert Krill, ce dernier ayant été le filleul de Fernande Olivier, compagne de Picasso entre 1904 et 1910 au Bateau-Lavoir de Montmartre. Krill, parlait d’elle comme de sa mère adoptive et décida de faire revenir ses cendres à Cognac, dans les années 80. En 1985, Gérard accompagne Gilbert Krill à l’inauguration du nouveau Musée Picasso à Paris. Krill le présente à Maya Picasso, laquelle s’accroche au bras de Gérard afin qu’il l’accompagne tout au long de l’exposition… Vous suivez ?
Gérard lui parle de Royan, évoque l’idée d’écrire un livre sur Picasso à Royan avec son aide. Maya, ayant 5 ans à cette époque, prétend ne pas se souvenir de grand-chose. Des années se passent mais, en 2009, Gérard reçoit un appel de Maya, tout émoustillée, racontant la fois où, à Royan, en 1940, elle était tombée après avoir coincé sa roue de vélo dans les rails du tramway : « Mon père et ses amis avaient ri et j’en avais été mortifiée aux larmes ! Finalement, oui je serais peut-être contente de réunir mes souvenirs pour en parler avec toi, j’ai même des photos faites par ma mère et mon père… Quand viens-tu à Paris ? »
Entre 2009 et 2012, Gérard compulse les rares documents traitant du séjour du peintre à Royan et dresse un bilan : 752 œuvres lui ont été attribuées, sur la seule année 1939-1940 : croquis, dessins, encres, gouaches, huiles, dispersés aujourd’hui dans le monde entier. Les Musées de Paris et de Barcelone lui ouvrent leurs archives. Maya se pique au jeu et ils travaillent assidûment, s’aidant du livre « Picasso, portraits et souvenirs », écrit par Jaime Sabartés, ami fidèle et secrétaire particulier du maître.
C’est André Breton qui conseille à Picasso d’envoyer « en vacances », Maya et sa mère Marie-Thérèse Walter, en Charente Maritime, au moment où les bruits de guerre montent vers Paris. Cela se fait le 10 juillet 1939 : voyage dans l’Hispano Suiza, installation dans la villa « Gerbier de Jonc » louée par Picasso. Dans le livre de Gérard, nous voyons les photos faites par Marie-Thérèse : Maya jouant sur le sable, montée sur un âne, assistant à un spectacle en plein air…
Le 1er septembre suivant, Picasso les rejoint, emmenant avec lui le couple Sabartés ainsi que la photographe Dora Maar, sa maîtresse. Cette dernière sera logée à l’Hôtel du Tigre, où Picasso s’installe également, rejoignant souvent Marie-Thérèse et sa fille à « Gerbier de Jonc » où il avait son atelier. Plus tard, avec Sabartés, ils trouvent un atelier plus grand, indépendant, à la villa « Les Voiliers » dominant le port.
Maya écrit : « Au fur et à mesure que Gérard me questionnait, réapparaissaient des faits, des événements, qu’ensemble nous pouvions préciser et faire ainsi revivre. Il restait en moi le souvenir de mes sorties en amoureux avec mon père, jusqu’au Café des Bains, « Le café de Royan », et j’en suis encore toute heureuse, toute joyeuse… Pour une toute petite bonne femme comme moi, je devenais Princesse… Personne ne pouvait s’interposer, ni Marie-Thérèse, ma mère, ni Dora Maar, recluse, elle, dans la gueule du Tigre. Je fus, sans le savoir, la pire des conquêtes de papa… »
Il est certain que le témoignage revécu par Maya donne à « Picasso, un réfugié à Royan » une force sentimentale susceptible de renverser les controverses de ceux doutant de l’intérêt d’un énième ouvrage sur Picasso. Mais de là à exposer un tel ressenti au musée de Royan, à mettre en concordance les œuvres et les traces de l’histoire locale ? Gérard se trouve face à un dilemme né de la qualité reconnue de son ouvrage : présenter des œuvres intransportables, au meilleur de leur reproduction, au sein d’un décor Royan 39 -40 et surtout, convaincre les élus de l’intérêt patrimonial d’un tel événement pour une ville classée « Ville d’Art et d’Histoire ». Miracle ! Le maire et les élus suivent, entraînant dans leur sillage les grognements de quelques mécontents (la presse titre « 80 000 € pour des photocopies ! »)
Gérard obtient l’accord de « Picasso Administration » pour le projet d’une exposition « Royan-Picasso 1939-1940 » et l’autorisation faire reproduire 85 œuvres à la taille des originaux (moins la minuscule marge imposée pour contrer les fraudeurs, surtout lorsqu’il s’agit de dessins). Ils sont façonnés à Barcelone dans des ateliers conseillés par les spécialistes du Musée Picasso de la Ville.
Les pages du livre de Jaime Sabartés sont épluchées afin de commenter, sur un grand plan de la ville, les parcours habituels de Picasso vivant à Royan : l’abattoir où il allait acheter des crânes de moutons pour son lévrier afghan ; le marché, où il allait rêver en contemplant les traces laissées par les marchands après leurs départs ; le bar du Régent où la famille allait écouter les bulletins officiels de la radio ; le Café des Bains et les chocolats chauds de Maya…
Des collectionneurs sont sollicités pour le prêt de photos et documents montrant l’occupation allemande. Un mur d’affiches de l’époque est conçu par Claire-Lise Boulch, la décoratrice inspirée de l’exposition. Elle compose, dans le hall d’entrée, une évocation de l’atelier de Picasso à partir des photos de Dora Maar. Le jour de l’inauguration, par l’ami Bernard Pivot, une Hispano Suiza, analogue à celle de Picasso, accueille les invités, le 15 février 2014.
Le public afflue, de Royan et d’ailleurs. L’inauguration du nouveau musée Picasso à Paris, ses échos dans la presse et à la télé dans les dernières semaines, font le reste : au total, 20 032 personnes se seront présentées au Musée qui n’avait jamais connu telle affluence.
Bientôt le maire et les élus délégués à la culture manifestent le souhait de pérenniser le succès de l’exposition. Aujourd’hui, alors que le Musée rouvre ses portes le 1er juillet 2021 avec une nouvelle présentation, après un an de travaux et de confinement, l’« Espace Permanent Picasso » poursuit, en son sein, le récit de l’aventure. Riche de 22 tirages de grande qualité, de photos de Dora Maar, de commentaires écrits de la main de Maya, de documents rares en vitrines, l’Espace est signalé « Dédié à Maya », il attend votre visite !
(1) Bernard Mounier, écrivain, réalisateur de films et de documentaires, commissaire d’expositions, est membre de l’Académie de Saintonge depuis 2000. Il a été maire Talmont-sur-Gironde (1995-2001), expert audiovisuel Poitou-Charentes Cinéma (2008-2018), membre du Conseil de développement (tourisme culture) de l’agglomération de La Rochelle (1995-2005). Il est chevalier des Arts et Lettres et chevalier de la Légion d’honneur.
(2) Gérard Dufaud : « Picasso, un réfugié à Royan, 1939-1940 »

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