Le Sdat dans les rues de Tarnac, le 11 novembre 2008, jour de l’arrestation des militants de la ferme du Goutailloux. (Photo T. ZOCCOLAN. AFP)

La scène relèverait du mauvais gag si elle ne se déroulait pas dans l’enceinte solennelle d’un tribunal correctionnel. Il est aux alentours de 18 heures, mercredi, lorsque «T4», l’un des policiers en charge de la surveillance du groupe de Tarnac, débute son audition. Voilà près d’une décennie que les huit prévenus attendent la confrontation avec ceux qui les accusent d’avoir fomenté le sabotage de plusieurs lignes de TGV. Mais de dialogue, il ne peut y avoir. Comme tous les policiers de la Sous-Direction antiterroriste (Sdat) de la police judiciaire ayant œuvré à la célébrissime filature de Julien Coupat et Yildune Lévy, la nuit du 7 au 8 novembre 2008 (consignée dans le PV D104), «T4» a exigé l’anonymat. Et cela, même si son nom figure sur des actes versés en procédure. Dans la salle des criées, tout le monde fait donc semblant de ne pas savoir que c’est Biiiiiiiiip, qui se cache derrière le store occulté…
A l’époque de l’affaire de Tarnac, seuls les agents de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) pouvaient apparaître en procédure sous des numéros, en raison de leur habilitation secret défense. Depuis, de nouvelles dispositions législatives ont vu le jour, notamment après l’assassinat, en 2016 à Magnanville, d’un couple de policiers par un jihadiste. Une aubaine pour les policiers de la Sdat, dont le travail est sérieusement écorné par la défense.
«Bonjour, m’entendez-vous ?» essaye la présidente, Corinne Goetzmann. Silence, puis : «Hdiiozhqgohqzehzehoi.» On croirait entendre Dark Vador en état d’ébriété. Marie Dosé, avocate de Yildune Lévy, se lève, interloquée. La présidente intervient : «Monsieur le technicien du palais de justice, il faut que vous interveniez.» La tentative suivante est plus fructueuse. Malheureusement, il s’avère que «T4» est aussi loquace qu’un moine cistercien. Il ne se souvient ni vraiment des heures ni vraiment des lieux de la filature en Seine-et-Marne, certes vieille de dix ans. Tout juste affirme-t-il au tribunal qu’il composait un «équipage de deux» avec son collègue «T5»…
Tiens, justement, voilà «T5». Corinne Goetzmann : «Monsieur, nous vous écoutons pour votre déposition.
– Bah moi, je travaillais à la Sdat et j’ai participé à des surveillances sur le groupe de Tarnac, notamment les 7 et 8 novembre. [Silence]– Vous n’avez rien de particulier à ajouter ?
– Non, rien de particulier.»
Sur les bancs, les prévenus ne rient plus. Ils se prennent la tête à deux mains, soupirent, échangent des regards consternés. S’il permet d’entendre à peu près distinctement (et encore) la parole d’un homme, le dispositif tue toute velléité de débat contradictoire. Qui, en effet, a envie de questionner une ombre évanescente ? Offensifs, parfois trop pour certains, les avocats de la défense s’y sont à peine essayés, anticipant le caractère vain de l’opération.
Il faut dire que la scène semble encore plus grotesque quand on sait que plus tôt dans l’après-midi de mercredi, un policier est venu témoigner à la barre à visage découvert. Et pas des moindres, puisqu’il s’agit du commissaire divisionnaire Fabrice Gardon, ancien taulier de la Division nationale pour la répression du terrorisme international (DNRTI). Une fonction qui faisait de lui, à l’époque, le supérieur hiérarchique de tous les policiers ayant sollicité l’anonymat. Allez comprendre la logique… Dans son costume bleu nuit, celui qui est désormais numéro 2 de la PJ de Marseille précise qu’il a souhaité être entendu «pour rétablir la probité et l’honneur de la Sdat, mis à mal depuis des années».
Pour lui, les incohérences du PV de filature D104 s’expliquent par «la réalité propre d’une surveillance, composée de temps forts et de temps faibles». En clair, «il y a des moments de très vive attention – lorsque les objectifs sortent du véhicule, rencontrent une tierce personne – et d’autres où les policiers prennent simplement des notes manuscrites». En outre, selon Fabrice Gardon, «il n’est pas rare que les fonctionnaires s’appuient sur des logiciels de cartographie pour être le plus précis possible sur les temps faibles». Une explication qui convaincra qui voudra, mais dont le but est de tordre le cou à l’hypothèse d’un faux, avancée par la défense.
L’audience de jeudi est du même acabit. Trois nouveaux enquêteurs, «T1», «T2» et «T3» sont auditionnés. Eux aussi s’évertuent, sans être bousculés, à crédibiliser l’ensemble de leur travail. Chef de groupe le soir du sabotage de la ligne TGV-Est, «T2» justifie à son tour les imprécisions du PV D104 : «Nous étions dans une zone que nous ne connaissions pas, de nuit, face à un objectif extrêmement méfiant. Il faut s’imaginer une scène de crime qui dure 18 h 40 et 235 kilomètres. Forcément, on peut se tromper sur quelques détails mais cela ne veut pas dire que nous n’étions pas sur place.»
© Libé 2022
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