Enquêter sur une Europe en mutation
Quel est le point commun entre les Perrodo, la famille française propriétaire de la société pétrolière Perenco, le milliardaire grec Spiros Latsis (et ses multiples sociétés de transport, de pétrole, de centres commerciaux) et les plus gros fonds d’investissements du monde, à commencer par Blackstone ? Tous ont choisi le Luxembourg pour des raisons fiscales.
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Tous utilisent des sociétés implantées au Grand-duché pour faire transiter leurs investissements immobiliers en Europe. Et ainsi échapper à l’impôt sur leurs bénéfices. Grâce à ce mécanisme, l’argent venu des paradis fiscaux peut entrer sur le territoire européen sans rencontrer d’obstacle et, après avoir été investi dans des projets immobiliers sur tout le continent, refaire tout aussi facilement le trajet inverse.
Christoph Trautvetter, du réseau allemand Tax Justice Network, a récemment mené une enquête sur le rôle du Luxembourg en matière d’optimisation fiscale. Il nous la résume ainsi : “dans de nombreux pays européens, principalement dans les grandes villes, les locataires font face à une explosion des loyers. Ces hausses sont en partie dues aux investisseurs professionnels qui se sont aperçus que l’immobilier résidentiel était devenu un placement lucratif, et ce sur les marchés financiers du monde entier. La majorité d’entre eux se débrouillent pour placer leurs profits en dehors de l’UE, sans passer par la case impôt. Pour faire cela, ils utilisent ce qu’on appelle les paiements d’intérêts intragroupes, transitant par le Luxembourg”. 
Comment fonctionne cette méthode d’optimisation fiscale ? Nous tentons de vous l’expliquer en nous basant sur l’exemple d’un projet de Kronos, un groupe qui depuis sa création en 2014 affirme avoir géré plus de 100000 produits immobiliers. La famille Perrodo, qui a bâti sa fortune sur le pétrole, est l’un de ses principaux actionnaires.
Kronos passe par le Luxembourg pour investir dans l’immobilier en Espagne et au Portugal. C’est par ce petit pays que transite  l’argent, venu des paradis fiscaux et utilisé par Kronos permettant au passage de réduire généreusement  l’impôt sur les bénéfices.
Regardons par exemple ce qu’il s’est passé avec le projet H2O, qui impliquait la construction de 252 maisons, 372 places de parking et 18 commerces dans la ville portuaire de Badalona, dans la banlieue de Barcelone. 
Pour lancer l’opération, une société –  Barkeno Sàrl – a été montée au Luxembourg, et est la seule propriétaire de l’entreprise  espagnole, Barkeno Developments SLU. 68,04% du capital de Barkeno Sàrl appartient à la famille Perrodo, l’une des plus fortunées de France, à la tête de la société pétrolière Perenco. L’investissement des Perrodo a été fait par le biais de sociétés anciennement établies dans les Bahamas, et installées depuis 2021 dans l’île anglo-normande de Guernesey, très avantageuse aussi en termes de politique d’imposition. 
Le reste des parts de Barkeno Sàrl est détenu par des sociétés basées dans les îles vierges britanniques, Jersey, Guernesey et en Suisse, appartenant à des partenaires des Perrodo. Ces territoires sont des paradis fiscaux ou des pays à faibles taux d’imposition.
Le projet H2O a été lancé en 2015 et la quasi-totalité des appartements, parkings et commerces livrés à leurs propriétaires en 2020 et 2021. Les lots restants devraient être vendus courant 2022.
Le 30 juillet 2015, Barkeno Sàrl est constituée au Luxembourg. En décembre 2015, Barkeno Sàrl reçoit 15,8 millions d’euros de la part d’une société des Perrodo basée dans les Bahamas, Tchak Limited. Pour recevoir ces fonds, Barkeno Sàrl a utilisé un produit financier : les certificats convertibles privilégiés en actions (ou CPEC), un produit couramment utilisé dans le Grand-duché pour les investissements internationaux. 
D’un point de vue fiscal, les CPEC sont considérés comme de la dette pour la société luxembourgeoise qui reçoit l’argent, et comme des fonds propres pour celle qui les verse. Ce qui signifie que les intérêts que la société luxembourgeoise va devoir payer à la société des Bahamas sont fiscalement déductibles et, simultanément, exempts d’impôt pour le bénéficiaire. 
En décembre 2015, la même Barkeno Sàrl prête à son tour 15,7 millions d’euros à sa filiale espagnole Barkeno Developments SLU. En résumé, l’argent est passé en quelques jours des Bahamas à l’Espagne, via le Luxembourg.
Au cours des deux années suivantes, Barkeno Sàrl versera de nouveau 3,3 millions d’euros à sa filiale espagnole. Une somme qui transitera aussi  par le Luxembourg au travers de prêts contractés auprès des Perrodo et de leurs partenaires financiers.
Au total, la société espagnole Barkeno Developments SLU a reçu 19 millions d’euros de prêts de la part de sa société mère, établie au Luxembourg. Le taux d’intérêt appliqué pour ces fonds est de 8%, un chiffre exorbitant pour des prêts contractés entre 2015 et 2017.
La preuve que ces intérêts sont supérieurs à ceux du marché se trouve dans les comptes de Barkeno Developments SLU. Après avoir reçu les 19 millions d’euros de la part de son propriétaire luxembourgeois, elle a emprunté 8 millions d’euros à Banco Sabadell, l’une des plus importantes banques espagnoles. Le taux d’intérêt, pour ce dernier prêt, était de 3,08% au moment de la signature, avant de passer à 2,5% après deux ans. Barkeno Developments a donc payé trois fois plus cher ses intérêts auprès de ses actionnaires au Luxembourg. 
Questionnée par Investigate Europe, une porte-parole du groupe Kronos a défendu le bien fondé de ces opérations : “les taux d’intérêt appliqués dans le cadre des prêts intragroupes entre les structures Kronos sont fondés sur des analyses de coûts de transferts, qui sont mises à jour tous les ans par des expert.e.s indépendant.e.s en suivant les directives de l’OCDE. Il est important de noter que ces taux d’intérêts ne peuvent pas être comparés à ceux des prêts bancaires ordinaires, qui sont sécurisés par une hypothèque. La nature même des investisseurs constitue un risque accru. 
Pour quelles raisons une société préférerait-elle payer trois fois plus cher pour recevoir de l’argent de ses propres actionnaires, plutôt que de profiter des prix du marché, dictés par les banques ? La question est simple : pour payer moins d’impôts. 
À la fin 2020, Barkeno Developments SLU avait déjà remboursé à sa société mère luxembourgeoise tout l’argent qu’elle lui avait emprunté, auquel se sont ajoutés 5,818 millions d’euros en paiement des intérêts. Si les emprunts avaient été signés avec les mêmes taux que ceux appliqués alors par Banco Sabadell, la société n’aurait alors payé que 1,995 millions d’euros d’intérêts. Ainsi, on peut établir que la société espagnole a payé 3,823 millions d’euros de trop. 
Tout cet argent constitue une dépense pour la société espagnole, des coûts financiers. Cela signifie que les profits de Barkeno Developments SLU ont diminué aussi de 3,823 millions d’euros. Étant donné que les sociétés espagnoles sont taxées à hauteur de 25% sur leurs profits, le groupe Kronos a réussi à économiser grâce à ce système 955876 euros sur le dos du trésor public.
Les règles fiscales internationales établissent que les opérations intragroupes (entre les sociétés contrôlées par les mêmes actionnaires) doivent se faire aux prix du marché. Seulement, les taux d’intérêts du marché n’étaient pas à 8%, entre 2015 et 2020. Sommes-nous donc face à une irrégularité ? L’optimisation fiscale n’est à priori pas une activité illégale, mais elle teste parfois les limites fixées par les lois. C’est la responsabilité de chaque autorité fiscale, dans chaque pays, de considérer si oui ou non tout cela est légal.  
Kronos nous a expliqué que l’objectif des prêts intragroupes n’est pas de “d’encourir des dépassements de coûts” afin de réduire les impôts liés aux bénéfices. Elle a ajouté que le groupe était “l’objet de nombreux contrôles, aussi bien en interne qu’en externe (par les autorités fiscales)”, et que “tous [les] registres sont à jour”. 
L’argent arrivé en Espagne en 2015 retourne ensuite, démultiplié, vers les paradis fiscaux, après avoir subi un minimum de taxation dans le pays où les sociétés de Kronos gèrent leurs opérations. La structure luxembourgeoise n’existe que pour des raisons financières. Il y a deux manières de faire revenir l’argent. 
La première, celle que nous venons de voir : le paiement des intérêts sur les emprunts reçus par la société parente. Au total, donc, 5,82 millions d’euros, dont 3,82 millions peuvent être considérés comme des profits indûment transférés dans les paradis fiscaux sous la forme de paiements d’intérêts. 
La seconde, c’est le paiement des dividendes. En 2020 et 2021, la société espagnole a payé à Barkeno Sàrl des dividendes à la hauteur de 12,66 millions d’euros.  
Au total, 16,48 millions d’euros de profit ont été transférés au Luxembourg dans le cadre d’une seule opération immobilière. 
Mais le Grand-duché n’est pas le destinataire finale de ces transferts. Le même système est utilisé par la société espagnole pour transférer ses profits au Luxembourg est utilisé par Barkeno Sàrl pour déplacer l’argent dans les sociétés de ses actionnaires, domiciliées dans des paradis fiscaux.
D’abord, avec le paiement des intérêts : entre 2015 et 2021, Barkeno Sàrl a payé plus de 4,5 millions d’euros d’intérêts et de frais financiers (le prix des CPECs, celui d’un produit financier très voisin, les PEC, et les prêts directs auprès des actionnaires) aux sociétés de ses actionnaires. En outre, elle a aussi versé 13,258 millions d”euros de dividendes en 2021. 
Ces holdings sont établies dans des pays considérés comme des paradis fiscaux ou qui ont mis en place des impositions réduites au minimum. Dans le cas de Barkeno Sàrl, son actionnaire majoritaire, la famille Perrodo, a installé ses sociétés à Guernesey (après être passé par les Bahamas). Ce qui se joue dans ces paradis fiscaux, quand les investisseurs reçoivent l’argent, est un secret bien gardé. Les investisseurs doivent déclarer ces sommes dans les déclarations fiscales de leur pays de résidence. Mais c’est difficile à contrôler, à cause du manque de transparence de certaines juridictions. 
Combien de taxes Barkeno Sàrl a-t-elle payées au Luxembourg ? Près de 37000 euros au total, entre 2017 et 2021, selon les comptes annuels de la société. 
En épluchant le budget de H2O, l’investissement initial de 19 millions d’euros a généré des dividendes de 13,2 millions d’euros. Les investisseurs ont donc assuré un retour sur investissement de 69%. Ces chiffres sont amenés à augmenter car une partie des maisons de Badalona ont été vendues en 2022, la société espagnole versera donc de nouveau des dividendes cette année. 
Les structures d’évasion fiscale au Luxembourg sont largement utilisées par les fortuné.e.s de ce monde. Le prêt intragroupe est une solution très répandue, mais ce n’est pas la seule, pour réduire à zéro les taux d’imposition sur les profits générés par les sociétés immobilières. “En utilisant des sociétés hybrides et en autorisant l’anonymat complet à leurs clients, ils permettent de s’assurer d’une chose : que les (très, très) riches investisseurs soient bien moins imposés que les employés normaux, ou bien qu’ils échappent totalement à l’impôt et aux contrôles”, explique dans son étude Christoph Trautvetter.
Une parution récente du FMI, “L’explosion des investissements fantômes”, a montré que “selon les données officielles, le Luxembourg, un pays de 600 000 habitants, accueillait autant d’investissements directs à l’étranger (IDE) que les États-Unis, et bien plus que la Chine. Les 4 milliards d’euros de FDI reviennent à 6,6 millions d’euros par habitant.e. Ce qui ne reflète évidemment pas les investissements concrets, faits de briques et de mortier, dans la minuscule économie du Luxembourg”. 
Les auteurs ont précisé que les FDI sont “souvent une belle incitation pour intégrer dans les frontières d’un pays des fonds internationaux, pour stimuler l’économie et la création d’emplois, booster la productivité par un transfert de capitaux, de compétences et de technologie”. Cependant, ont-ils ajouté, la plupart de ces FDI sont “fictifs par nature, il ne s’agit que d’investissements qui passe par des coquilles vides. Ces coquilles, des sociétés écran, n’ont pas véritablement d’activités”. Leur seul but est de réduire la facture, grâce à l’optimisation fiscale. 
L’étude a ajouté : “de façon intéressante, les paradis fiscaux qui accueillent la plus grande majorité des FDI fictifs se comptent sur les doigts de la main. Le Luxembourg et les Pays-Bas en détiennent la moitié. Quand vous ajoutez Hong Kong, les îles vierges britanniques, Bermudes, Singapour, les îles Cayman, la Suisse, l’Irlande et Maurice, ces 10 petits territoires détiennent 85% des investissements fantômes du monde”. 
Bien que ces investissements soient fictifs, celles et ceux qui en tirent profit ne le sont pas. Toutes ces personnes ont des noms et des prénoms, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient toutes connues. Parfois, cela vaut le coup de consulter le registre des bénéficiaires effectifs, qui était encore récemment en libre accès au Luxembourg avant qu’une décision de la Cour européenne de justice ne le rende confidentiel. Voilà comme nous sommes tombés, fin novembre, sur les sociétés Kronos au Luxembourg, et que nous avons fait le lien avec la famille Perrodo. 
Nos recherches sur Perenco sont suventionnées par IJ4EU
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