À Calais, tout le monde savait, tout le monde l’attendait. Un an après le drame du 24 novembre 2021, le discours n’a pas changé. Toujours le même sentiment d’impuissance.
Ce jour-là, le ciel est plutôt clément sur le détroit du Pas-de-Calais. Les températures oscillent entre 6 et 9 degrés.  
Alors que l’hiver se profile, les migrants sont nombreux à tenter la traversée vers l’Angleterre. Dans la nuit, comme tant d’autres, 33 hommes, femmes et enfants embarquent sur un small-boat. Le départ se fait depuis Loon-Plage. 
L’embarcation est fragile et surchargée. Elle ne résiste pas aux vagues cassantes de la Mer du Nord. Arrivés au large de Calais, les exilés sont à la dérive. Ils appellent à l’aide. A 18 reprises entre 1h48 et 4h23, les migrants en perdition sont en contact avec les secours français, le Cross et le Samu. À 6 reprises, ils envoient leur géolocalisation. 
Ces échanges entre les naufragés et le CROSS Gris-Nez (le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) ont été écoutés et détaillés par les journalistes du Monde et de la cellule investigation de Radio France. Ils sont édifiants. Selon nos confrères, on y entend les cris et les pleurs des naufragés. Face à eux, la froideur de l’opératrice du CROSS. Cette nuit du 24 novembre 2021, pariant sur le fait que les migrants dérivent vers les eaux anglaises, le CROSS n’envoie pas de bateau de sauvetage. 
Personne n’ira sauver les migrants. Plus de dix heures après le premier appel de détresse, le patron du bateau “Le Saint-Jacques 2” alerte le CROSS. Il est 13h49. Dans un premier temps, le pêcheur repère une quinzaine de victimes, flottant à la surface de l’eau. Au final, 27 corps sont remontés, 4 restent introuvables. Deux hommes ont miraculeusement survécu. 
À Calais, les dépouilles des victimes arrivent au port. Spontanément, des Calaisiens se rassemblent et viennent déposer des bougies. L’émoi s’empare de la ville. “30 personnes d’un coup, ce n’est jamais arrivé, c’est horrible”, dit l’une d’entre eux. “En entendant ça, je me dis que c’est peut-être des gens que j’ai croisé dans la rue hier”. Et une autre de poursuivre : “Ce n’est pas possible, on est quand même dans le pays des droits de l’homme. Qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on va faire ?”. “Je voudrais à un moment que ça s’arrête”, implore une grand-mère. 
La maire de Calais Natacha Bouchart dit son impuissance : “Ça fait des années que je me bats pour que le jour de trop n’arrive pas. Aujourd’hui, c’est un drame humain auquel j’assiste. Je pensais avoir vu beaucoup de choses en matière de difficultés migratoires et… non ! Ce drame est l’aboutissement d’échecs successifs par rapport à cette politique migratoire”. 
Cette émotion dépasse largement le territoire de Calais. Sur les réseaux sociaux, le Premier ministre Jean Castex évoque une tragédie : “Mes pensées vont aux nombreux disparus et blessés, victimes de passeurs criminels qui exploitent leur détresse et leur misère”, écrit-il. Côté britannique, le Premier ministre Boris Johnson se dit “choqué, révolté et profondément attristé”.
Le ministre de l’intérieur se rend sur place en début de soirée. Immédiatement, Gérald Darmanin pointe la responsabilité des réseaux de passeurs : “J’ai une grande colère vis-à-vis de ces criminels qui jouent de la vie de femmes enceintes, de fillettes, de bébés”. Et d’ajouter : “Ces trafiquants, ils jouent de nos frontières, de nos différences de législation et de notre manque de coopération. Il est certain que c’est une réponse internationale, coordonnée, très dure qui doit intervenir“. 
Le soir même, l’association l’Auberge des Migrants remet en cause cette version officielle : “La vraie responsabilité repose sur les autorités françaises qui bloquent la frontière, obligeant, comme à la frontière de la Pologne, les exilés à risquer leur vie pour passer !”   
Dans les jours qui suivent le drame, Calais devient l’un des épicentres de la politique migratoire européenne. Le ministre de l’intérieur français y réunit ses homologues européens dès le 28 novembre. La ministre de l’intérieur britannique est absente, preuve des tensions extrêmes entre la France et l’Angleterre.
Une décision est prise : les avions de l’agence Frontex survoleront la Manche et la Mer du Nord pour tenter d’endiguer le nombre de traversées. Un an plus tard, ces rotations aériennes n’ont pas cessé. La directrice de l’agence européenne de surveillance des frontières vient même de prolonger la mission pour 2023 dans une “zone où on a la plus grande augmentation de la pression migratoire“. 
Les passeurs sont clairement dans le viseur. Les arrestations se multiplient. En juillet dernier, un important coup de filet est opéré. La coopération des polices allemandes, françaises, belges et anglaises permet le démantèlement d’une filière à l’échelle européenne. 
Dans un entretien accordé à France 3 Hauts de France (diffusion ce mercredi 23 novembre à 21h), Gérald Darmanin détaille cette année d’actions : On n’a peut-être pas assez travaillé contre les passeurs à l’époque, mais là on a beaucoup de résultats. Nous avons créé un nouvel office anti-passeurs, 140 enquêteurs sont spécialisés contre les passeurs. Plus de 1 000 interpellations cette année, c’est 20% de plus que l’année dernière“.  

Prochainement débattue à l’Assemblée, la loi immigration promet un renforcement des peines. Le fait d’être un passeur était jusqu’alors considéré comme un délit. Cela devrait devenir un crime passible de 15 ans de prison. 
La mobilisation des forces de l’ordre est également renforcée sur le littoral. Le 15 novembre dernier, la France et l’Angleterre ont finalisé un nouvel accord pour lutter contre les traversées de migrants. Le Royaume-Uni versera 72,2 millions d’euros en 2022-2023 à la France. En contrepartie, la France promet une centaine d’effectifs supplémentaires sur la côte. En 2023, 900 agents seront ainsi déployés sur la Côte d’Opale. 
Policiers, gendarmes, caméras, drones, renseignements… Depuis un an, les mesures annoncées sont nombreuses et toujours sécuritaires. Ce que dénoncent les associations d’aide aux migrants du Nord et du Pas-de-Calais. “Aucune réponse n’a été apportée en prenant en compte l’individualité des personnes, leur sécurité. Aucune voie de passage sûre n’a été mise en place alors que ça paraitrait logique”, déplore Anna, bénévole à l’association Utopia 56. 
Les mêmes épaves de bateaux jonchent les plages du littoral. Les départs sont quotidiens. Durant le premier week-end de septembre, plus de 2 100 migrants sont parvenus à rejoindre les côtes anglaises. Début novembre, un pêcheur a secouru trois exilés frigorifiés qui venaient d’être poussés par-dessus bord par des passeurs au large de Calais.  
Ce qu’il y a c’est plus de sécurité, plus de surveillance policière mais ça n’empêche pas les gens de partir, ça leur fait juste prendre plus de risque.   
“En fait, rien n’a changé”, résume la militante. Elle en veut pour preuve le nombre de personnes qui ont réussi à traverser la Manche sur des embarcations de fortune depuis le début de l’année. Au moins 45 000 depuis le 1er janvier 2022. “C’est démentiel”, s’insurge Anna. “Et nous, on continue à recevoir énormément d’appels de personnes qui sont sur des bateaux et qui ont besoin d’aide. Des bateaux qui sont surchargés, avec pas forcément des gilets de sauvetage, avec toujours des enfants” 
En décembre 2021, l’association a déposé plainte devant le tribunal judiciaire de Paris pour homicide involontaire et omission de porter secours. Une information judiciaire est ouverte.  
À la suite des révélations du Monde, la responsabilité pénale des sauveteurs français pourrait-elle être engagée ? Dans le cadre d’une enquête menée par la section de recherche de la gendarmerie maritime de Cherbourg, “des investigations complémentaires” doivent être menées. Dans un document daté du 14 octobre 2022, ils évoquent “des faits pouvant recevoir une qualification pénale, au titre de la non-assistance à personne en danger”. 
Ce mercredi 23 novembre – Journée spéciale sur nos antennes : Calais, ville frontière – 30 ans de crise migratoire :

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