Tentes lacérées, chantage aux bébés, sécurisation du tunnel sous la Manche… Après le dramatique naufrage d’une embarcation de réfugiés près de Dunkerque (27 morts), le gouvernement a multiplié les prises de parole pour défendre sa politique migratoire. Nous avons décrypté six d’entre elles.
Pour défendre sa politique migratoire le gouvernement maintient sur la question une présence médiatique accrue, notamment par la voix du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, compétent en matière, et du garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti. Les tensions grandissantes entre la France et le Royaume-Uni sur la question et les drames répétés dans la Manche font largement la Une. A chaque fois, le ministère répond présent pour défendre sa politique. On recense au moins 6 déplacements ou prises de parole au mois d’octobre, que ce soit sur les réseaux sociaux, devant l’Assemblée ou dans les médias. En novembre, on dénombre au moins 12 interventions ou déplacements entre le 16 et le 27 du mois. 
Cette présence médiatique est parfois émaillée de dénégations, d’exagérations voire de contre-vérités. Pour tenter d’y voir plus clair, France 3 Hauts-de-France a passé au scanner six citations attribuées à des membres du gouvernement. 
“Nous avons réussi à sécuriser le tunnel sous la Manche, donc les migrants traversent par bateau” affirme Gérald Darmanin, le 29 novembre, lors d’une conférence de presse à Paris. Une affirmation en partie vraie, mais dans laquelle le gouvernement semble surestimer son rôle par rapport à des facteurs structurels, et oublie un peu ses prédécesseurs. 
Les grandes opérations de “sécurisation” du tunnel sous la Manche commencent en fait dès 2015. Entre juin et juillet, 9 jeunes réfugiés trouvent la mort en tentant la traversée par ce dangereux passage. La préfecture du Pas-de-Calais recense alors jusqu’à 2000 tentatives de passage en une nuit. Bernard Cazeneuve annonce un renfort de 120 CRS et gendarmes, en plus de 350 hommes déjà sur place. 39 kilomètres de grillage sont érigés autour du site.
Londres, encore membre de l’Union Européenne, a de son côté déjà investi quelque 15 millions d’euros dans la sécurisation des accès. En 2016, la société Eurotunnel fait raser 100 hectares de végétation sur les terrains qui bordent son site, et inonde la zone pour décourager davantage les exilés. Contrôles infrarouges, clôtures électrifiées, scanners : sur le modèle militarisé de la frontière mexicano-américaine, l’approche du tunnel sous la Manche se complique drastiquement.
Ce dont le gouvernement actuel peut se prévaloir, c’est d’avoir maintenu et optimisé les moyens techniques utilisés pour empêcher l’accès au tunnel sous la Manche. France Info rapporte l’utilisation d’un matériel de pointe tels que “des capteurs de CO2 ou de fréquence cardiaque, de l’imagerie par ondes millimétriques” ou encore une vidéosurveillance par drone. 
“La traversée sur les camions est devenue de plus en plus dangereuse. La sécurité a été augmentée avec des grillages, des barbelés… résume la représentante d’Amnesty International, Anne Savinel-Barras. Il y a aussi la lassitude des chauffeurs, qui font moins attention qu’avant parce qu’ils sont depuis longtemps dans une situation insoutenable.” Les associations, comme Salam, citent également la baisse du trafic routier et de la circulation des camions de marchandises depuis le début de la crise du covid-19. Une situation qui explique la ruée vers la Manche, alors que les exilés s’accrochent au rêve britannique. 
C’est encore une affirmation de Gérald Darmanin, lors d’une conférence de presse parisienne, le 29 novembre : “Depuis cinq ans le nombre de migrants présents à Grande-Synthe et à Calais a été divisé par 15”. Difficile de figer ce chiffre pour l’analyser, car il a constamment évolué. Le nombre de réfugiés sur le littoral a bien diminué mais même en tenant compte des estimations les plus hautes, le ministre semble quelque peu gonfler ses chiffres.
En 2016, l’année du démantèlement de la “jungle”, le nombre d’exilés présents sur les deux sites évolue très significativement d’un mois à l’autre. Grande-Synthe, à titre d’exemple, accueillait alors 2 500 réfugiés en janvier, et presque mille de moins en février. En octobre de la même année, les autorités recensent à Grande-Synthe 700 personnes. Côté Calais, à la veille du démantèlement de la “jungle”, les autorités recensent environ 6400 personnes ; les associations précisément 8143. 
En prenant la fourchette haute dans chaque cas, on obtient un chiffre de 10 643 personnes. En divisant par 15, comme l’affirme Gérald Darmanin, on tombe sur un chiffre de 709 exilés sur les sites cumulés de Calais et Grande-Synthe. Le chiffre est loin de ceux communiqués par les associations mais également par la préfecture. A Calais, le lieu d’accueil temporaire mis sur pied avec la venue du médiateur a vu défiler 1 380 personnes selon la préfecture. Plus récemment, l’Etat tablait sur quelques 600 personnes. A Grande-Synthe, avant l’évacuation du 16 novembre, environ 1500 personnes étaient encore présentes. 300 autres ont été visées ce matin du 30 novembre par l’expulsion d’un campement de fortune près de la zone. Les opérations de mise à l’abri dite “forcées”, et les nombreux départs vers l’Angleterre, ont contribué à cette baisse de population.
“Il faudrait prendre conscience dans ce pays que la jungle de Calais n’a pas été démantelée. Elle a été disséminée, c’est-à-dire que les gens ont été répartis par petits îlots à Calais, autour de Calais” affirmait le 15 novembre Sébastien Nadot, président de la commission d’enquête parlementaire sur les migrations. 
Interrogé sur RTL le 25 novembre, Gérald Darmanin insiste sur la responsabilité portée par les passeurs dans le drame humain qui se joue à Calais, et souligne les efforts du gouvernement, assez manifestes en la matière. Selon le magazine économique Capital, les crédits gouvernementaux consacrés au programme Immigration, Asile, Intégration ont “explosé” sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. En 2018, les crédits alloués à ce programme, qui couvre aussi bien le volet asile que la lutte contre l’immigration irrégulière étaient portés à 1.35 milliards d’euros. Le projet de loi finance 2022 mentionne désormais la somme de 1.99 milliards. Sur ce budget, 144 millions d’euros sont consacrés à la lutte contre l’immigration irrégulière.
Ce 29 novembre, Gérald Darmanin annonce également le doublement des effectifs de police et de gendarmerie affectés à la lutte contre l’immigration clandestine. L’OCRIEST, rebaptisé “office de lutte contre les passeurs”, sera dotée de sept nouvelles antennes régionales dès 2022. “Depuis le début de l’année, plus de 1 500 passeurs ont été interpellés par la police et la gendarmerie” vante le ministre de l’Intérieur dans cette même interview pour RTL. En 2017, première année d’exercice d’Emmanuel Macron, les efforts de la “lutte contre les filières” avaient abouti à la mise en cause de 2098 personnes.
Récemment, un réseau international de passeurs a été démantelé dans le Calaisis, menant à l’interpellation de 18 personnes à travers tous les corps de métier de l’organisation criminelle.
Malgré l’impressionnant dispositif sécuritaire, pour les associations et quelques experts, le gouvernement gaspille ses efforts. François Gemenne, chercheur et spécialiste de la gouvernance des migrations à Sciences Po, faisait justement part de ses craintes à France 3 après la mort en mer de 27 réfugiés tentant de gagner l’Angleterre : “Je crains qu’on s’enfonce dans une logique de militarisation des frontières au nom de la lutte contre les passeurs, dont la conséquence sera le renforcement de l’emprise des passeurs sur les traversées. (…) Plus les frontières sont militarisées, plus les migrants prennent des risques et sont dépendants des passeurs. Pour le spécialiste, la seule manière de mettre fin à l’engrenage est d’aménager une voie effective d’immigration légale entre la France et le Royaume-Uni, privant ainsi les passeurs de leur raison d’être.
Étonnamment, la solution a également été soutenue par Gérald Darmanin, créant un certain paradoxe. Le ministre a officiellement appelé le Royaume-Uni à travailler sur la création de cette voie légale d’immigration ce 30 novembre. Si elle peut surprendre, cette revendication pour une fois au diapason du monde associatif n’est pas nécessairement une grande prise de risque. Chez nos voisins britanniques, en effet, la question des réfugiés en provenance du continent a été un des enjeux centraux du Brexit. Les partisans du divorce avec l’UE, aujourd’hui au pouvoir, ont fait campagne sur la réduction des flux migratoires. Il semble donc peu probable que le gouvernement de Boris Johnson porte crédit à cette demande de voie légale et pérenne.
La déclaration du garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, invité de C l’hebdo sur France le 27 novembre, a créé la polémique. Interrogé sur les actes de lacérations de tentes de migrants, voici ce qu’il a répondu : ” Je ne pense pas qu’il y ait un ordre gouvernemental pour lacérer des tentes. Vous vous rendez compte de ce que l’on suggère ? Que l’on pourrait comme ça impunément lacérer des tentes, qu’on l’encouragerait ?”
Cette pratique de détérioration des tentes d’exilés est constatée et documentée depuis plusieurs années par des acteurs de terrain, militants et journalistes. Le photoreporter Louis Witter l’a démontré à travers plusieurs reportages dans les camps de Grande-Synthe. Comme le 29 décembre 2020, lors d’une évacuation d’un camp de migrants dans le bois du Puythouck, à Grande-Synthe (Nord). Et plus récemment, le 16 novembre 2021, au cours d’une expulsion matinale à Grande-Synthe dans un camp rassemblant près de 1000 personnes.
Ces lacérations ne sont pas l’acte des forces de l’ordre mais d’agents de sociétés de propreté embauchées par l’Etat dans le cadre d’un marché public. Selon CheckNews et Human Rights Observers, il s’agit des entreprises APC à Calais et Ramery propreté à Grande Synthe.
La question sous-jacente est celle du donneur d’ordre. Le gouvernement serait-il à l’origine de ces recommandations aux agents de propreté ? Non, selon la préfecture du Nord : “les modalités d’intervention de ce prestataire ont fait l’objet d’instructions écrites, proscrivant explicitement la lacération des tentes et sollicitant l’emploi de pinces, pour enlever ces équipements sans les dégrader.” Interrogé par CheckNews, “le groupe Ramery assurait qu’aucune consigne n’était donnée en ce sens” par l’Etat. 
Face à l’émoi suscité par ces images de tentes découpées, largement diffusées sur les réseaux sociaux, Gérald Darmanin a couru au secours des forces de l’ordre sur le plateau de BFMTV le 29 novembre. Après avoir confirmé ces actes de lacérations, il s’est empressé d’ajouter  que “ce ne sont pas les policiers et les gendarmes qui prennent des cutters et qui lacèrent des tentes.” Il reporte ainsi la faute sur “les sociétés de nettoyage privées”, qui agiraient “une fois que les évacuations étaient faites” et “qu’une fois que les gens étaient partis”.
Une part d’aveu, donc, de la part du ministre de l’Intérieur, mais suivi de propos qui supposerait que ces lacérations auraient lieu une fois l’évacuation terminée. “On ne peut pas dire qu’il y a un ordre du gouvernement, note Laurine de Human Rights Oberservers. Mais nous constatons que ces lacérations se déroulent systématiquement sous les yeux des forces de l’ordre.” Et d’ajouter : “parfois ces lacérations se déroulent lorsque les gens sont encore dans leur tente”.
Les photos de Louis Witter et une vidéo de Human Rights Observers montrent la présence des gendarmes et policiers lors de ces lacérations. Des preuves qui remettent en cause la déclaration du ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, se demandant sur le plateau de C l’hebdo : “On pourrait comme ça impunément lacérer des tentes ?”.
A la suite de cette polémique, Gérald Darmanin affirme avoir “demandé d’arrêter” ces pratiques. “Je peux comprendre l’émotion que cela a pu susciter. Il s’agit de mettre ces tentes au rebut. Ce n’était pas une chose intelligente à faire (les lacérer)”, a-t-il encore reconnu dans une conférence de presse, lundi 29 novembre.
Mardi 30 novembre, le photographe Louis Witter constate, en effet, qu’aucune lacération du genre n’a lieu lors d’une intervention des forces de l’ordre. “Ce matin à Grande-Synthe avait lieu l’expulsion d’un campement d’exilés. Après la polémique sur la lacération des tentes, aucune n’a été découpée par les nettoyeurs. Mais toutes ont été jetées à la benne”, a-t-il témoigné, images à l’appui, sur Twitter.
Sur ce même plateau de C l’hebdo, Eric Dupond-Moretti s’étonne de la polémique sur l’interdiction des distributions alimentaires aux migrants. “On ne distribuerait pas des vivres à ces migrants ?”
Des distributions de nourriture ont bel et bien lieu chaque jour de la semaine (2.200 repas quotidien selon le gouvernement), mais elles sont limitées et encadrées strictement par le préfet. En effet, depuis le 10 septembre 2020, un arrêté préfectoral du Pas-de-Calais, régulièrement prolongé, interdit aux associations non-mandatées par l’Etat de délivrer des repas aux migrants dans certains lieux du centre-ville de Calais. Seules les associations partenaires de l’Etat, dont La Vie active, y sont autorisées.
“Ces arrêtés élargissent le périmètre d’interdiction dans les rues où nous faisons nos distributions, regrette François Guennoc, président de l’association Auberge des migrants, non partenaire de l’Etat. Les entraves sont constantes.”
Il évoque l’installation de “panneaux d’interdiction de stationner” dans les zones où l’association à pour habitude de faire ses distributions. Puis de “talus élevés” au bout de la rue de Beau Marais, à Calais, pour bloquer l’accès à leurs véhicules. Une photo envoyée à la rédaction de France 3 montre ce dispositif.
L’association la Cabane Juridique, qui défend l’accès au droit pour les exilés, a également fait état d’utilisation de rochers “pour empêcher les véhicules” d’effectuer des distributions de nourriture, comme le montre ces images publiées sur Facebook.

Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, réagit en conférence de presse à Calais, le 28 novembre, aux accusations de plusieurs médias britanniques. Photo à l’appui, il évoque la supposé passivité des garde-côtes français face aux tentatives de traversées de la Manche de migrants. “Ce que l’on n’a pas vu dans cette image là, c’est que les migrants utilisaient des bébés et menaçaient de les jeter dans une eau à quelques degrés, sur un moteur, s’il venait les interpeller.”
Ce type de chantage existe-t-il réellement ? Pour le savoir, nous avons contacté Philippe Dupré, membre de la police à Calais. “Oui c’est le cas, assure-t-il. Dès qu’on s’approche de leur embarcation sur la plage, les migrants font ce genre de chantage aux enfants. Et en mer, dès qu’on essaie de s’approcher, ils mettent les enfants au-dessus de l’eau. Dans ces situations, nous avons pour ordre de ne pas intervenir.”
Ce représentant de l’Unité SGP Police-Force Ouvrière nuance cette pratique : “ce n’est pas non plus toujours le cas. Mais ça complique notre travail, ce n’est pas évident.”
Contactée, la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord, qui assure la surveillance en mer, déclare ne pas “avoir d’informations sur le sujet”.
Des questions restent ainsi en suspens. Quelle est la fréquence de ces chantages ? Quel rôle jouent les passeurs dans cette stratégie de chantage ? Autant d’interrogations auxquelles il est difficile d’apporter une réponse. Mais ces pratiques démontrent une chose, selon le policier Philippe Dupré : que les migrants “sont prêts à tout pour partir”.
La politique migratoire dans le détroit du Pas-de-Calais, cela fait bien dix ans que les gouvernements s’y cassent les dents. En 2015, le nombre d’exilés arrivés en Europe fait soudain un bond de 60%. Le continent n’a pas accueilli autant de personnes depuis la fin des années 70, à l’époque des réfugiés principalement vietnamiens et cambodgiens. Quarante ans plus tard, c’est le chaos en Syrie et en Libye qui provoque ces déplacements massifs de population.
Mais l’Union Européenne à 27 peine à s’entendre sur la marche à suivre, et entre vite dans ce qu’elle qualifie de “crise migratoire”. Sur le littoral, Calais et Grande-Synthe deviennent rapidement des zones de transit pour les exilés qui attendent, nombreux, une possibilité de départ vers l’Angleterre. Les conditions de vie sur le campement de Calais et l’absence d’infrastructures en font la “jungle” de Calais, que François Hollande démantèlera en grande pompe en 2016. 



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