Une première version de cet article est parue dans le numéro 113 de la revue Actualité Nouvelle-Aquitaine (été 2016).
15 juin 1923. Un wagon spécialement affrété ramène d’Hendaye où il est mort dans l’après-midi du 10, le corps de Pierre Loti. À Rochefort, le 16, on l’embarque sur l’aviso Chamois descendant la Charente pour être inhumé dans le jardin de sa « maison des aïeules », à St-Pierre d’Oléron. Ce dernier voyage (des funérailles nationales ; les précédentes avaient été pour Victor Hugo), du Pays basque à la Saintonge, du continent à l’île atlantique, par train, par bateau, sur fleuve, en mer, semble un résumé de la géographie intime vécue durant des décennies par l’écrivain-voyageur qui revendiqua haut et fort son indéfectible appartenance à la terre charentaise et à « notre région du Sud-Ouest » (Journal, 1er octobre 1910).
>>> Retrouvez la deuxième partie de ce texte consacré à Pierre Loti : Le Pays basque, nouvelle patrie et autre lieu d’écriture
« Si quelques Parisiens croient que je suis breton, si tous croient que je suis exotique, en réalité je suis un Saintongeais » (lettre aux Amis du pays d’Ouest, juin 1913). Le nomade impénitent, à bien des égards citoyen du monde, représentant d’une écriture du voyage oscillant entre grand reportage impressionniste et poésie empreinte de nostalgie – regard ethnologue, écriture décoloriste (qui délave, qui efface, ndlr) , personnalité flamboyante –, est incontestablement un enraciné. « Une chose par exemple que je m’accorde, et que personne ne peut me refuser, c’est cet attachement profond que mon père m’avait inculqué dès mon enfance pour notre ville, pour ses entours, même pour nos vieux remparts, hélas menacés, et pour tout notre coin de province » (discours de remerciement lorsque sa ville reconnaissante le fêta, le 26 janvier 1910).
Lorsqu’il a été nommé commandant du Javelot, sur la Bidassoa, en octobre 1891 et que le Pays basque a alors succédé pour seconde patrie à la Bretagne, Loti devint l’usager d’un nouvel espace régional. On peut ainsi déceler dans sa vie comme dans son œuvre une cartographie aux airs d’‘‘Arc atlantique’’.
Il suffit de lire son journal intime en cours de publication intégrale pour reconstituer une cartographie inédite, où le nomade impénitent circule à cheval, en calèche, en voiture « traînée par deux poneys basques » (le pottok), à bicyclette aussi. Celui qui revendique sa sédentarité comme une patrie jamais négociable, ne cesse de la quitter, sinon de la trahir pour mieux ou meilleur sans doute y revenir. Et celui qui associe la modernité technologique à une catastrophe, refusant l’électricité domestique et toute vision positiviste de l’industrialisation, ne cesse d’avoir recours aux nouveaux moyens de transport.
L’automobile (au masculin), n’en parlons pas, il l’abomine ! Le 9 octobre 1905, par exemple : « Déjeuné à Biarritz chez les Thomson. Vers 4 h, Mme Thomson m’emmène, par ordre, acheter une caquette d’automobile, et me fait monter pour la première fois de ma vie dans une de ces machines-là. 200 kilomètres, parcourus d’une allure folle, les virages défilant comme des tableaux de fantasmagorie. Un froid qui cingle le visage – À 8 h ½, nuit noire, je suis ramené à Hendaye, comme par une trombe. »
Mais Loti est né avec le développement du transport ferroviaire. Le train, s’il n’en sera jamais le panégyriste, sera son complice. Viaud (pour l’état-civil) le marin prend le bateau, c’est la moindre des choses, mais Loti l’écrivain-voyageur passe sa vie entre deux trains. La ligne Rochefort-Paris le reçoit certes prioritairement, encore que la centralisation qui accentue tellement l’hypertrophie de la capitale touche moins cet officier ralliant plus volontiers Lorient, Cherbourg, Marseille ou Toulon.
On perçoit une évolution dans cette géographie originale qui structure désormais son espace mental. Une sorte d’archéologie de la circulation à la Belle Époque s’y révèle aussi, qui ne manque pas d’intérêt.
Les années de jeunesse et de jeune officier pauvre, marquées par les grands voyages initiatiques autour du monde, se rétrécissent le plus souvent en France aux espaces généalogiques : Oléron (St-Pierre, Sauzelle, Boyardville, La Cotinière, mais jamais St-Trojan) ; Saint-Porchaire où vit un temps sa sœur aînée ; Échillais. Lorsque l’écrivain entre dans l’arène littéraire, dans les années 1880, quelques amis dans la mouvance du romancier régionaliste Émile Pouvillon l’attirent du côté de Montauban, mais il s’agit d’un midi extérieur à notre actuelle région (tout comme le Bretenoux cher à son adolescence, en Quercy).
Durant les années 1890, celles où Loti écrit Le Roman d’un enfant, les rêves d’ubiquité, de déguisement, de dédoublement, s’articulent aisément avec l’identité de terroir, dans un espace polarisé autour de Rochefort : l’île d’Oléron, toujours, et sans accent sur l’e (c’est en février 1899 qu’il rachète à St-Pierre la « maison des aïeules » et le 24 avril qu’il y fait son grand retour), Marennes, Fouras, Saintes aussi et les petits ports fluviaux de la Charente (St-Savinien, Taillebourg). Mais la fortune et la gloire (Pêcheur d’Islande en 1886, l‘Académie française en 1891) entraînent désormais une mobilité nationale où Paris – qu’il déteste – devient le lieu des salons et des excentricités. La respiration profonde est ailleurs, vers ces suds qui nourrissent un tropisme addictif commencent dès la Charente traversée (en 1900, par un pont transbordeur qu’évidemment Loti déteste).
Le mariage avec Blanche Franc de Ferrière introduit un ancrage bordelais (et, accessoirement, en Dordogne, sur les terres de son épouse et de sa belle-famille : Lamonzie-St-Martin ; Vidasse, à Pessac-sur-Dordogne), mais il n’est qu’étape dans une circulation méridienne motivée par une mobilité pendulaire alternant le piémont pyrénéen (l’été, mais aussi à Noël) et le marais rochefortais. Son marin-domestique Osman (le prénom turc est authentique et point une coquetterie orientaliste du maître) l’attire vers le bassin d’Arcachon.
Une toponymie ferroviaire s’installe, oubliée aujourd’hui. 3 août 1903 : « À 1 h ½, je quitte Rochefort, la maison dans le bouleversement des grands départs, la salle Renaissance encombrée de mes caisses pour Constantinople. À 5 h, à Bordeaux je trouve Samuel, qui va lui aussi au mariage d’Osman et nous prenons le train pour Arcachon. À Facture, la jolie tête souriante d’Albert Elliès, venu au-devant de moi, paraît à la portière. À Lamothe, mon cher Osman paraît aussi et monte avec nous. Ils combinent de descendre tous à Gujan-Mestras, tandis que je continue jusqu’à la Hume. » (Facture est une gare sur la ligne d’Irun et Lamothe une autre, aujourd’hui désaffectée, alors embranchement vers Irun ou Arcachon).
Il faut dire que le train permet de commodes arrangements d’emploi du temps… 6 août 1903 : « Je suis censé n’être arrivé à Bordeaux que vers 2 heures de l’après-midi, et je vais rue Cornac, prendre Blanche et Samuel. À 5 heures nous prenons ensemble le train du Midi. Ils continuent tous deux sur Hendaye, et je m’arrête à Morcenx pour un rendez-vous encore, infiniment plus désiré que ceux d’hier »…
La gare d’Hendaye est-elle à Loti ce que fut celle de Perpignan à Dali ? Peut-être. Elle est souvent l’épicentre de ses errances, celle où l’attendent des domestiques attentifs, l’amour transi de Berthe Durruty, ou les promesses de quelques jeunes ombres sensuelles : « À Hendaye où j’arrive à 10 h du soir, Tiburcio m’attend. Nous entrons ensemble dans la petite maison, – et il semble qu’à cette arrivée en pleine nuit, on y surprenne les mille souvenirs et fantômes qui y dormaient, dans le silence d’abandon » (28 février 1903).
A suivre, second volet consacré au « Pays basque, nouvelle patrie et nouveau lieu d’écriture ».
Alain Quella-Villéger est historien, professeur agrégé, spécialiste et biographe de Pierre Loti (1). Il vient de publier « Pierre Loti, une vie de roman » (Calmann-Lévy), qui a reçu le prix Jules-Verne 2020.

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